"La Religieuse" : histoire de la censure du film

"La Religieuse" : histoire de la censure du film

01 octobre 2018
Cinéma
"La Religieuse" de Jacques Rivette 1965 STUDIOCANAL - SNC - Gladiator Films - Tous Droits Re?serve?s

Réalisé en 1965 par Jacques Rivette, « Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot » est ressorti en salles le 19 septembre. Soit un peu plus de cinquante ans après sa censure qui a marqué le monde de la culture française.


En s’attaquant avec Jean Gruault à l’adaptation cinématographique de La Religieuse de Diderot, roman évoquant les filles illégitimes enfermées, contre leur gré, dans des couvents, Jacques Rivette se doute que l’aventure dans laquelle il se lance ne sera pas de tout repos. Dès la présentation, en mai 1962, du scénario à la commission de contrôle des films cinématographiques statuant au titre de la pré-censure, les choses se compliquent. Cet organe de consultation pointe en effet du doigt le « risque de refus d’un futur visa d’exploitation », car l’œuvre peut être jugée « ostentatoire pour la sensibilité d’une partie du public ». Si le duo modifie rapidement son scénario, il perd en route son producteur, Éric Schlumberger, échaudé par la perspective d’une possible censure. Il est bientôt remplacé par Georges de Beauregard, qui vient d’affronter de son côté, entre 1960 et 1963, l’interdiction de sortie du Petit Soldat de Godard – sur la Guerre d’Algérie - qu’il a produit.

  1965 STUDIOCANAL - SNC - Gladiator Films - Tous Droits Re?serve?s

Un an après son premier passage devant la commission de contrôle des films cinématographiques, le scénario de La Religieuse revient devant cette instance consultative au printemps 1963, dans une version revue. Un « carton » signé Jean d’Ormesson, alors membre de la commission de contrôle, et mettant en garde les spectateurs contre toute généralisation, doit figurer en introduction du film : « Librement adapté d’une œuvre polémique de Diderot portant le même titre, ce film est une œuvre d’imagination. Il ne prétend pas présenter une peinture exacte des institutions religieuses, même au XVIIIème siècle. Les spectateurs ne manqueront pas de le replacer d’eux-mêmes dans cette double perspective historique et romanesque et de s’interdire toute généralisation hâtive, injuste et évidemment indéfendable ». Le film, dont le scénario a entre temps donné lieu à une pièce de théâtre, mise en scène par Jean-Luc Godard, n’ayant pas suscité de scandale, obtient cette fois-ci un avis ne mentionnant plus le risque de censure, mais évoquant plutôt une interdiction aux  mineurs.

Une victoire vite éclipsée par la grogne qui monte chez certains politiques et au sein du clergé. Depuis l’annonce du tournage, les détracteurs se font entendre. Certains lieux religieux, envisagés comme décor, ferment leurs portes à Jacques Rivette. En septembre 1965, le tournage de La Religieuse démarre. En octobre, la présidente de l’Union des supérieures majeures écrit au ministre de l’Information, Alain Peyrefitte, pour signaler un « film blasphématoire qui déshonore les religieuses ». Un courrier qui ne reste pas lettre morte. Voulant préserver l’électorat catholique à trois semaines des élections, le ministre lui assure qu’il « partage les sentiments qui l’animent » en précisant qu’il n’hésitera pas à utiliser son pouvoir de censure. Et ce n’est que le début d’une campagne de grande ampleur lancée par les détracteurs du film. Le ministère reçoit des milliers de lettres de plaintes. L’Association des parents d’élèves de l’enseignement libre accuse le film de Jacques Rivette, que personne n’a encore vu, de « diffamer la vie religieuse ».

 

Lettre d’une communauté de religieuses au Ministre de l’information, Alain Peyrefitte - Tous Droits Re?serve?s
Réponse d'Alain Peyreffite, Ministre de l'information, à la communauté de religieuses


Levée de boucliers

La réélection de Charles de Gaulle en 1966, et le changement au sein du ministère de l’Information, ne calment pas le scandale entourant La Religieuse. Si la commission de contrôle, consultée à deux reprises, a autorisé la sortie du film avec une interdiction aux moins de 18 ans – un avis consultatif -, la pression des représentants catholiques, d’une frange de la population et de certains politiques est plus forte. Et ce malgré la décision de Jacques Rivette de modifier en mars 1966 le titre de son film afin d’éviter toute potentielle confusion entre les religieuses françaises de cette seconde moitié de XXème siècle et celles du XVIIIème siècle. La Religieuse devient ainsi Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot.

En mars, après avoir convoqué Maurice Grimaud, alors directeur de la Sûreté nationale, pour souligner les troubles à l’ordre public que peut engendrer le film, Yvon Bourges, le nouveau secrétaire d'État à l'Information, décide de le censurer purement et simplement. Une décision polémique qui provoque rapidement une levée de boucliers du monde de la culture. Tandis que l’avocat de Georges de Beauregard dépose un recours en annulation devant un tribunal, la presse s’empare de l’affaire. Des meetings sont organisés, des courriers envoyés au gouvernement, un « manifeste des 1789 » - rassemblant des personnalités culturelles et même des religieux et des gaullistes – est diffusé… Dans une virulente tribune publiée dans le Nouvel Observateur et adressée à André Malraux, Jean-Luc Godard qualifie ce dernier de « Ministre de la Kultur ».

© 1965 STUDIOCANAL - SNC - Gladiator Films - Tous Droits Re?serve?s

Ministre de la Culture depuis 1959, Malraux est en effet critiqué pour son manque de réaction face à cette censure décidée par le ministère de l’Information. Alerté en avril 1966 que Georges de Beauregard a soumis la candidature de La Religieuse pour que le film soit officiellement présenté au Festival de Cannes 1, le ministre de la Culture ne s’y oppose pas. « La présentation d’un film à un festival international n’étant subordonnée qu’à un jugement d’ordre artistique, je ne vois, en ce qui me concerne, aucune objection à ce que vous transmettiez à la commission la candidature du film dont il s’agit », répond-il dans une lettre du 15 avril 1966 au directeur général du CNC qui le sollicite à ce sujet.

Après une longue bataille, La Religieuse est finalement projeté pour la première fois sur la Croisette durant l’édition 1966 du festival, en sélection officielle. Interrogé par François Chalais dans l’émission Reflets de Cannes, Jacques Rivette confiait à l’époque : «Quand on fait un film, on ne le fait jamais de manière innocente. Toute œuvre qui essaie d’être une œuvre d’art va essayer de provoquer le spectateur, de le heurter, de le pousser dans ses retranchements. Ça peut être fait sans susciter le scandale. Ce n’est pas ce que nous avons cherché là ».

Un peu moins d’un an après le passage cannois de La Religieuse, le tribunal administratif annule en mars 1967 la censure, pour vice de forme. De nouveau consultée, la commission de contrôle autorise la sortie en salles sous certaines conditions. Un avis consultatif que suit Georges Gorse, le nouveau ministre de l’Information. Un visa d’exploitation est enfin accordé, assorti d’une interdiction aux moins de 18 ans. Près de 3 millions de personnes ont découvert La Religieuse au cinéma à partir de juillet 1967. Mais il faut attendre la ressortie du film en janvier 1988 pour que l’interdiction aux moins de 18 ans soit enfin levée et transformée en interdiction aux moins de 16 ans. La ressortie en salles du film en version restaurée, en 2018, est l’occasion d’un nouveau passage de La Religieuse devant la commission de classification : le film est alors jugé visible pour « tous publics ».

 

Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot de Jacques Rivette a bénéficié en 2017 de l'aide sélective à la numérisation des œuvres cinématographiques du patrimoine du CNC.


 

1 La sélection des films français présentés dans les festivals fait à l’époque l’objet d’importants enjeux politiques. Une commission est alors chargée de proposer au gouvernement les films destinés à être présentés officiellement par la France dans les festivals internationaux et qui, de fait, la représentent dans ces manifestations.