Le cinéma d’Elia Suleiman

Le cinéma d’Elia Suleiman

06 décembre 2019
Cinéma
It Must Be Heaven
It Must Be Heaven Rectangle Productions - Nazira Films - Pallas Film - Possibles Media - Zeyno Film

Alors que sort It Must Be Heaven, son quatrième long métrage, lauréat d’une mention spéciale lors du dernier Festival de Cannes, décryptage de l’œuvre singulière d’un cinéaste poético- politique.


Un cinéaste qui prend son temps

Tout débute en 1996. A 36 ans, Elia Suleiman remporte le prix du meilleur premier film à la Mostra de Venise avec Chronique d’une disparition, traitant de la perte d'identité de la population arabe d'Israël. Il faut ensuite attendre six ans pour découvrir Intervention divine, le film qui le révèle au monde entier et qui remporte le Prix du Jury à Cannes ; Suleiman y raconte l’absurdité de la situation géopolitique en Palestine à travers l’histoire d’un couple d’amoureux devant se jouer d’un checkpoint obligatoire pour se retrouver. Le Temps qu’il reste, son troisième long métrage, carnet de route d'une famille palestinienne de Nazareth entre 1968 et le début des années 2000, sort sept ans plus tard, en 2009. Et ce n’est que dix ans plus tard que sort It Must Be Heaven. Quatre films en l’espace de 23 ans, donc. Alors que certains cinéastes enchaînent les projets à un rythme soutenu, Elia Suleiman prend son temps. A la fois par sa méthode de travail, fruit d’observations minutieuses qu’il note au fur et à mesure sur des carnets. Mais aussi pour des raisons plus prosaïques de production dont il s’amuse d’ailleurs lui-même dans It Must Be Heaven où on le suit, quittant Nazareth pour Paris puis New-York à la recherche de financements pour son prochain projet. Une réflexion à propos du producteur Humbert Balsan résume bien le rapport opiniâtre de Suleiman à son art. « Ce film (Intervention divine ndlr) n’aurait jamais pu exister sans son esprit volontaire. Il me poussait à continuer quand la plupart des producteurs auraient abandonné un projet si dangereux. Il ne cessait de dire : « Ignore les armes, fais ton film ! » »

Un cinéma à la première personne

Depuis Chronique d’une disparition, le dispositif n’a jamais varié. Elia Suleiman joue son propre rôle et tient le haut de l’affiche de tous ses longs métrages. « Je ne peux pas envisager de ne pas jouer dans mes films. Car j’y mets toutes les facettes de ma personnalité : ma vision de réalisateur bien sûr, mais aussi mon jeu d’acteur, mon aspect tragique, mon côté comique et mon goût pour la rêverie ». Le réalisateur ne se cache donc jamais derrière un personnage ou un acteur pour dire ses quatre vérités au monde qui l’entoure - en espérant évidemment le changer. « Je veux tout à la fois réaliser et jouer car je garde un réel espoir sur le pouvoir du cinéma. Certes des œuvres aussi sublimes que celles de Bresson, Ozu, Godard ou Antonioni n’ont pas changé le monde alors qu’elles avaient les moyens de le faire. Mais c’est parce qu’on les a confinées dans des cinémathèques pour diminuer leur pouvoir d’éducation. » En étant l’incarnation de son cinéma, Suleiman prétend aussi lui offrir une plus grande exposition.

Un cinéaste politico-poétique

Elia Suleiman Pascal Le Segretain - Getty Images

Elia Suleiman parle et regarde le monde tel qu’il va. Mal. Mais il prend des détours pour ne surtout pas bégayer la violence qu’il dénonce. Dans Intervention divine, il racontait le conflit israélo-palestinien sans montrer le moindre combat, avec le rêve et l’amour pour seules armes et l’utopie comme unique bouclier. « C’était une responsabilité morale. J’ai trouvé immoraux et arrogants les films reconstituant l’Holocauste. Comment rendre à l’écran une souffrance aussi inhumaine sans la trahir ? Je préfère plonger le spectateur dans une ambiance, le laisser imaginer des choses pour lui faire saisir la portée de la violence. » On retrouve cette même logique dès les premières minutes de It Must Be Heaven qui débute là où Le Temps qui reste se finissait. On y voit Suleiman découvrir que son voisin vient tailler et arroser le citronnier de son jardin sans lui demander son avis. Métaphore poétique et à peine voilée du comportement du voisin israélien sur les terres de Palestine. Suleiman n’a pas besoin de parler haut et fort. Ses images qui se passent si souvent de mots parlent pour lui.

Un cinéaste, roi de l’absurde

« Je n’ai jamais étudié le cinéma et j’ai vu peu de films dans ma vie avant d’en faire moi- même. » Elia Suleiman confie donc n’avoir découvert qu’au milieu des années 90, sur les conseils de Jean-Paul Mugel, l’ingénieur français de Chronique d’une disparation, le travail de Jacques Tati et Buster Keaton. Réalité ou mensonge ? Cet aveu pourrait tout aussi bien être une facétie de ce pince-sans-rire tant sa mise en scène et son jeu font de lui un héritier de ces génies si singuliers de la comédie. Il partage en tout cas avec eux un sens de l’absurde qu’il cultive volontairement grâce à son sens inouï du comique de situation et au look de son personnage à l’écran. Avec son chapeau vissé sur la tête, son allure de Droopy ahuri et cette nonchalance que rien ne semble pouvoir perturber, il y a du Monsieur Hulot dans le Elia Suleiman de It Must Be Heaven. Le parfait symbole du surréalisme qu’il aime tant explorer en décalant chaque petit moment de la vie quotidienne avec ce qu’il faut d’espièglerie et un travail d’une précision infinie sur les cadres. Dans It Must Be Heaven, on les doit à Sofian El Fani, le directeur de la photo de La Vie d’Adèle et de Timbuktu.

It Must Be Heaven a reçu l'aide aux cinémas du monde du CNC.