« Le Paradis » : tourner en Cinémascope

« Le Paradis » : tourner en Cinémascope

12 mai 2023
Cinéma
« Le Paradis » de Zeno Graton.
« Le Paradis » de Zeno Graton. Rezo Films

Olivier Boonjing, chef opérateur, signe un travail d’orfèvre sur le premier long métrage de Zeno Graton, une romance homosexuelle au sein d’une institution de protection de la jeunesse. Il revient ici sur ses exigences en matière de photographie et sur son utilisation particulière du Cinémascope.


Comment avez-vous pensé la photographie du film ?

L’avantage ici, c’est que Zeno [Graton] a suivi une formation de chef opérateur, et il avait dès le début pensé Le Paradis de manière très visuelle ! Son premier souhait était de sortir d’une approche trop réaliste pour aller vers une atmosphère de fable. On voulait un film ouvertement romantique qui souligne les sentiments intérieurs des personnages à travers une lumière, un mouvement de caméra. C’était aussi une façon de les détacher de la dureté du monde réel. On s’est inspiré de films qui transposaient une réalité fantasmée en jouant sur la couleur et le mouvement, comme Happy Together de Wong Kar-wai.

Pourquoi avoir choisi le Cinémascope ?

C’était une envie de Zeno dès le départ, ses films de référence ayant été tournés en scope. Les optiques qu’on a utilisées sont uniques car elles datent des années 1970 et ont été popularisées par le chef opérateur Vittorio Storaro, sur des films comme Sept ans au Tibet ou Apocalypse Now. Elles ont une façon particulière de retranscrire le monde ! Le Cinémascope amène une certaine distance avec la réalité, permet d’introduire au sein de ces décors épurés un peu d’imperfection, de déformation. Il permet de placer les personnages en avant de la scène en renvoyant les décors un peu plus loin. On a été très chanceux de pouvoir utiliser ce type d’optiques, surtout pour le rendu des gros plans.

Les gros plans sont largement utilisés lors des scènes entre Joe et William… Pourquoi avoir choisi de retranscrire l’intimité des deux personnages de cette manière ?

Une envie de contraste avant tout. On a essayé d’inscrire ces jeunes dans des plans de groupe. En contrepartie, il fallait retranscrire la relation entre Joe et William d’une manière qui soit la plus sensorielle possible. Ça nous a poussé à aller vers des gros plans où la caméra se retrouve dans leur sphère d’intimité. On pouvait alors s’attacher à des détails, des regards, des gestes. C’était essentiel de montrer la tendresse de ces échanges et de suivre leur danse à deux.

Le Cinémascope amène une certaine distance avec la réalité, permet d’introduire au sein de ces décors épurés un peu d’imperfection, de déformation.

Le film contient deux magnifiques scènes de danse, l’une par Khalil Ben Gharbia et l’autre par Julien De Saint Jean… Comment avez-vous travaillé ces séquences ?

Zeno avait fait appel à un chorégraphe pour coacher les jeunes. Ce travail préparatoire leur a permis d’être très à l’aise, très libre, et mon approche à la caméra fut donc plus fluide. J’ai surtout essayé de retranscrire au mieux l’énergie de leur mouvement. Il fallait que ces moments soient désinhibés pour que cela fonctionne, et on est arrivé à un stade de complicité qui a rendu cela possible. Pour un chef opérateur/cadreur, la danse est l’une des formes d’expression artistique les plus intéressantes car le comédien est dans un tel état de transe que celui derrière la caméra le rejoint. Dans ce cas, c’était presqu’une danse à deux entre moi et l’acteur.

 

Cette complicité entre vous et les acteurs a-t-elle dicté le montage qui privilégie les plans longs ?

Oui : on voulait dès le départ avoir une certaine sobriété et laisser place aux émotions. Certains films sont capturés sur le vif et entrainent un montage qui multiplie les plans. Ici on avait une envie de prendre le chemin inverse, de raconter les choses avec le moins de plans possible et d’essayer de garder au maximum l’évolution des choses au sein d’un même plan. On a pris le temps de découper le film et de le préparer sur papier, de passer du temps dans les décors, ce qui a aidé à la visualisation. Et puis la notion de temps pour les personnages est très particulière puisque les journées peuvent paraître très longues dans ce genre d’espace. La durée des plans permettait de manifester le ressenti des personnages.

De quelle manière avez-vous travaillé la lumière, majoritairement naturelle dans le film ?

Comme nos moyens techniques allaient être limités, il a fallu s’adapter à toutes sortes de contraintes. On a eu beaucoup de chance car l’aile de l’IPPJ (Institution Publique de Protection de la Jeunesse) où l’on tournait était orientée Nord, donc on avait une lumière stable et douce. On a rajouté de la lumière plus chaude à certains endroits pour redonner un peu de direction et d’atmosphère, pour rediriger un peu de soleil sur nos personnages quand on le souhaitait. Le décor nous a permis de greffer de la lumière cinéma sur cette lumière naturelle, et de créer un mix intéressant.

On a pris le temps de découper le film et de le préparer sur papier, de passer du temps dans les décors, ce qui a aidé à la visualisation […] L’aile de l’IPPJ (Institution Publique de Protection de la Jeunesse) où l’on tournait était orientée Nord, donc on avait une lumière stable et douce.

Les tons sont majoritairement froids et bleutés, mais il y a tout le temps cette touche de rouge vif (qui vient surtout des habits). Quel sens donnez-vous à ce contraste ?

Il y a un paramètre réel : quand les jeunes en IPPJ font des sorties, on leur donne des t-shirts colorés en cas de fugue. Mais l’envie de Zeno était d’avoir des personnages qui se détachent de ces murs gris et monochromes. À travers ce simple vêtement, l’idée était de représenter un élan de vie. On a utilisé cet élément réaliste à des fins à la fois esthétiques et narratives. On voulait également garder un peu de couleurs dans ce film, pour ne pas plomber les choses plus que nécessaire. Ces jeunes sont plein de vie, et malgré leur situation difficile, ils ne sont pas éteints pour autant.

On retrouve le naturalisme de Rien à foutre, un autre film sur lequel vous avez récemment travaillé. Est-ce une caractéristique de votre travail ?

Il y a plein de manières de faire du cinéma, mais c’est vrai que je travaille sur des films où cet élément réaliste est mis en avant. Pour Rien à foutre on est vraiment à la frontière du documentaire, un espace que je trouve intéressant. On n’a pas toujours besoin de s’éloigner de la réalité pour raconter des choses. Ça correspond à une certaine économie de moyens, avec Rien à foutre on avait filmé avec des Iphones et des appareils photo. Sur Le Paradis c’est un peu différent, mais c’est un mélange de vieilles optiques sur des caméras très modernes. J’aime cette idée d’utiliser des outils actuels pour créer des choses inhabituelles.

Le Paradis

LE PARADIS

De Zeno Graton
Scénario : Zeno Graton, Clara Bourreau
Avec Khalil Gharbia, Julien De Saint-Jean, Eye Haïdara
Compositeur : Bachar Mar Khalifé
Décors : Guillaume Orain Audooren
Production : Tarantula, Silex Films
Distribution : Rezo Films

Soutiens du CNC : aide sélective à la distribution (aide au programme 2022), avance sur recettes avant réalisation, aide à la création de musiques originales