Qu’est-ce qui vous avait poussé, à l’époque, à envisager Les Tourmentés comme un roman plutôt que comme un film ?
Lucas Belvaux : C’était la combinaison de deux facteurs. J’éprouvais d’abord une petite lassitude du cinéma, du processus de fabrication des films. Je venais de finir Des hommes (2020), qui avait été difficile, et dont la sortie avait été repoussée deux fois à cause du Covid. Pourtant, au départ, quand j’ai écrit Les Tourmentés, le projet était destiné au cinéma. Je voulais réaliser un film de chasse à l’homme. Finalement, c’est au moment de l’écrire que j’ai décidé d’en faire un roman. Par ailleurs, j’avais envie depuis longtemps de m’essayer à une forme d’écriture plus littéraire, à quelque chose de plus libre que l’écriture de scénario. Je me disais qu’un roman pouvait me libérer, que ça allait être quelque chose de plus léger. Je voulais retrouver un peu du plaisir de l’écriture que j’étais en train de perdre.
Quelle différence y a-t-il entre l’écriture d’un scénario et celle d’un roman ?
Ça n’a rien à voir. L’écriture d’un roman, c’est la liberté absolue dans l’écriture elle-même, ou financièrement. Rien ne coûte : que l’on décrive la bataille de Waterloo ou un couple qui se balade dans la rue, c’est le même investissement. L’autre différence, c’est qu’un film est une succession de couches : d’abord un scénario, puis le tournage, le montage, le mixage… Entre l’écriture et le film fini, il se passe deux ans et plein d’étapes différentes. Un des plaisirs du cinéma tient justement à la combinaison de ces multiples facettes. Mais l’écriture du scénario stricto sensu est beaucoup moins plaisante que celle d’un roman, où ce que l’on écrit sera proposé directement au lecteur.

Quand on est scénariste, pense-t-on beaucoup au budget et aux contraintes de réalisation ?
Oui, d’une part, mais il y a aussi l’idée que l’on n’écrit pas quelque chose dont la finalité est d’être lu. Un scénario est un outil, un état transitoire. On y est moins attaché, même si j’ai toujours soigné mes scénarios. On fait en sorte qu’ils soient agréables à lire pour les financiers ou les acteurs, qu’ils donnent envie. Néanmoins, le moment de l’écriture est plus technique, plus compliqué.
Vous avez déjà porté plusieurs romans à l’écran. Avez-vous rencontré des difficultés particulières en adaptant le vôtre ?
Au début, je pensais que ce serait très simple parce que je n’avais pas eu de problèmes sur les précédents livres que j’avais adaptés. Mais ça s’est révélé beaucoup plus compliqué que prévu. Pour une raison qui est presque évidente : le manque de recul. Nous n’avons pas la même capacité d’analyse sur le travail des autres que sur le sien. C’était plus difficile de choisir ce que j’allais couper dans mon roman que dans les romans d’autres auteurs, parce que tout m’y paraissait d’une égale importance. Il y a des choses qu’on met dans un roman pour le « nourrir », et qui ne sont pas indispensables dans un scénario. Il faut parvenir à le voir, à le comprendre, et ça m’a pris plus de temps avec mon roman.
Adapter, est-ce aussi prendre le risque, parfois nécessaire, de trahir les auteurs ?
Je n’ai jamais eu l’impression de trahir les auteurs que j’ai adaptés et je n’ai pas eu l’impression qu’ils se soient sentis trahis. J’ai gardé de très bons rapports avec eux. Un auteur ne se sent pas trahi si l’on respecte le fond de ce qu’il raconte. Par exemple, le roman de Didier Decoin Est-ce ainsi que les femmes meurent ? (2009) est devenu au cinéma 38 Témoins (2012). J’ai changé le titre mais aussi d’autres éléments : d’un roman construit sur un fait divers qui s’était déroulé en 1962 à New York, qui était un portrait de la victime dans sa première partie et un portrait de l’assassin dans sa deuxième partie, j’ai tiré un film qui se passe de nos jours, au Havre, et où l’on abordait très peu de la victime et pas du tout de l’assassin. Finalement, j’ai gardé la partie la plus romanesque du livre tout en prenant des libertés avec le fait divers. Pourtant Didier Decoin ne s’est pas senti trahi, il savait que nous racontions la même chose, que nous traitions des mêmes problématiques. C’était presque comme un cadavre exquis.
Revenons sur les images de cinéma que convoque le thème du gibier humain. Vous jouez avec cette idée dans Les Tourmentés, puisque des images de chasse à l’homme surgissent littéralement dans le film…
Déjà, dans le roman, il y avait la promesse d’une chasse à l’homme. Mais au bout d’un moment, je me suis rendu compte que je ne tiendrai pas cette promesse. Néanmoins, je la montre sous forme d’images mentales, que l’on peut prendre au début pour des flash-forwards. Ce sont des projections mentales de chacun des personnages, qui illustrent à la fois la folie de ce qu’ils projettent de faire, mais qui existent aussi pour tenir en haleine le spectateur – ou le lecteur – qui attend cette chasse à l’homme mais qui ne l’aura pas. En effet, dans ces moments-là, il y a comme des images de cinéma qui viennent d’ailleurs.
Avez-vous renoncé à cette « promesse » de chasse à l’homme au cours de l’écriture du livre ?
Oui. Plus j’avançais dans l’écriture, plus je m’intéressais aux personnages, à leurs dilemmes, aux questions morales qu’ils se posaient… Puis, je me suis dit que les chasses à l’homme avaient déjà été racontées, et très bien. Qu’est-ce que je pouvais raconter de plus, ou de mieux ? Je me suis dit qu’il fallait peut-être que je change de voie. Dans le monde d’aujourd’hui, si brutal, si violent et sauvage, ce n’est peut-être pas nécessaire de remettre une couche avec trois personnages qui se tirent dessus dans la forêt et qui vont inexorablement vers la mort. Est-ce que ce ne serait pas intéressant, au contraire, de montrer comment on sort de la spirale de la violence ? J’ai trouvé cette issue plus intéressante et plus amusante pour moi mais aussi pour le lecteur et le spectateur.

De la même façon que vos personnages renoncent à la guerre, renoncez-vous au film de guerre attendu ?
Oui. Le film de guerre, je l’avais un peu abordé avec Des hommes. Je n’avais plus envie de ça. Ça fait longtemps, depuis Cavale, que je me pose la question de la représentation de la violence au cinéma. Comment on la raconte ? D’où vient-elle, comment la vit-on ? J’avais envie de voir comment on peut en sortir.
Est-ce que les acteurs peuvent révéler au romancier des choses qu’il ignorait sur ses personnages ?
Je ne suis pas sûr. En tout cas pas ici. Les acteurs ont beaucoup travaillé avec le roman. Je le leur avais donné et ils avaient ce matériau qui les a bien aidés pour construire les personnages. Ensuite, ce qui se passe – et ça, c’est un des plaisirs du cinéma par rapport à la littérature – c’est l’incarnation. Quand, tout à coup, on voit un acteur s’approprier un personnage, arriver sur le plateau, évoluer dans un décor, porter un costume, jouer avec un autre acteur, il se passe quelque chose de l’ordre de la magie. Ce qui était théorique devient charnel. Une idée, qui a germé il y a un an ou deux, s’incarne sous nos yeux, et c’est très beau. À chaque fois que j’ai montré un film tiré d’un livre à un romancier que j’adaptais, il a été très ému. Plus ils étaient proches de l’histoire, plus ils étaient touchés. Par exemple Laurent Mauvignier a été très touché par Des hommes. Philippe Vilain m’avait confié qu’il ne pouvait désormais plus voir le personnage [de Jennifer] dans Pas son genre autrement que sous les traits d’Émilie Dequenne. En écrivant le roman, il avait pourtant forcément eu un autre visage en tête. Mais voilà : l’incarnation a pris le pas sur l’imagination.
Que préparez-vous ? Un nouveau roman ou un nouveau film ?
Les deux à la fois ! Je vais essayer d’écrire les deux en parallèle, un roman et son adaptation. Peut-être le roman le matin, et le scénario l’après-midi. Ou alors je travaillerai un jour au roman, et le lendemain au scénario. C’est pour éviter de tout reprendre à zéro au moment de l’adaptation. Et ça peut être très intéressant d’avancer sur les deux en même temps : l’un pourra ainsi nourrir l’autre. Quand j’écrivais la trilogie Un couple épatant, Cavale, Après la vie, c’était très exaltant d’écrire trois scénarios en parallèle, de passer de l’un à l’autre. C’était compliqué, parce que quand je modifiais la structure de l’un, ça impliquait que je modifie la structure des autres, mais c’est un jeu intellectuel passionnant.
Les Tourmentés

Réalisation et scénario : Lucas Belvaux
Production : Bibizi
Distribution : UGC
Ventes internationales : Newen Connect
Sortie en salles le 17 septembre 2025
Soutien sélectif du CNC : Aide au développement d'oeuvres cinématographiques de longue durée