Stéphanie Di Giusto : « Réinventer un féminin était le principal défi d’écriture sur Rosalie »

Stéphanie Di Giusto : « Réinventer un féminin était le principal défi d’écriture sur Rosalie »

08 avril 2024
Cinéma
Rosalie
« Rosalie » réalisé par Stéphanie Di Giusto Gaumont

Huit ans après La Danseuse, la cinéaste signe un deuxième long métrage librement inspiré par la vie de Clémentine Delait, célèbre femme à barbe française du début du XXe siècle. Elle revient sur l’écriture de ce film, découvert l’an passé à Cannes, dans la section Un Certain Regard. Un scénario coécrit avec Sandrine Le Coustumer.


Quand avez-vous commencé à travailler sur Rosalie ?

Stéphanie Di Giusto : Je me suis remise à l’écriture dès la sortie de La Danseuse. Mais pas directement à celle de Rosalie. J’étais partie sur tout autre chose. C’est une période que j’adore car on ne s’y fixe aucune limite, on peut tout se permettre. On ne pense pas encore en termes de faisabilité.

Qu’est-ce qui va vous conduire à imaginer l’histoire de cette jeune femme cachant depuis sa naissance son visage et son corps recouverts de poils ?

Je venais de perdre mon père. C’est fou comme des moments de vie aussi durs peuvent avoir un impact sur votre travail artistique. Des amis m’ont donné un traitement autobiographique sur Clémentine Delait, célèbre femme à barbe du début du XXe siècle. Quand j’ai vu son étrange visage, j’ai tout de suite eu la sensation qu’elle allait me réconcilier avec la vie. Combler un besoin d’amour en parlant d’amour. Même s’il n’y a rien de plus compliqué au cinéma que d’écrire une histoire d’amour. Avec La Danseuse, j’avais fait le portrait d’une artiste hors norme qui ne laissait aucune place aux sentiments puisqu’elle mettait son art au-dessus de tout. Avec Rosalie, je savais que j’allais interroger l’humanité.

Avec un tel personnage, l’écriture se déploie naturellement. Car tout chez Rosalie interroge la féminité […] J’avais l’impression qu’en confrontant mon héroïne aux sentiments, j’allais pouvoir développer une sorte de fable qui irait bien au-delà de sa condition.

Il était déjà question d’amour dans le traitement qu’on vous avait donné à lire ?

Pas du tout et, dans l’autobiographie de Clémentine Delait que j’avais lue dans la foulée, celle-ci ne parlait jamais de son mari. Mais pour autant, cette idée ne me paraissait pas incongrue. Car ce que j’ai tout de suite aimé chez Clémentine Delait, c’est son refus d’être une bête de foire. Elle voulait être dans la vie. J’avais l’impression qu’en confrontant mon héroïne aux sentiments, j’allais pouvoir développer une sorte de fable qui irait bien au-delà de sa condition. Je suis partie de cette femme pour créer Rosalie mais tout le reste est fictionnel. Il existe par contre un point commun entre la Loïe Fuller de La Danseuse et Rosalie : ce sont deux femmes en avance sur leur époque et qui s’expriment à travers leurs corps. Or, le corps me fascine. J’ai toujours donné plus d’importance à un regard qu’à des mots… même si les mots sont tellement importants pour décrire les regards !

 

Vous dites qu’il n’y a rien de plus compliqué que d’écrire les histoires d’amour. Comment vous y êtes-vous employée ?

Avec un tel personnage, l’écriture se déploie naturellement. Car tout chez Rosalie interroge la féminité. J’appuie sur quelque chose de sensible car le poil n’a rien d’anodin, la barbe étant le signe de virilité par excellence. Mais à partir de cette base, j’ai surtout voulu prendre mon temps. Ne pas brûler les étapes. Développer la résistance d’Abel, ce tenancier de café acculé par les dettes qui épouse Rosalie pour sa dot sans connaître son secret. Je trouve belle la manière dont l’un et l’autre s’apprivoisent tout le long du récit. Brisé par la guerre, Abel ne croit plus à rien, n’est plus capable d’aimer. Il est aussi à sa manière une bête curieuse. Rosalie va le mettre à l’épreuve en voulant être aimée tel qu’elle est. Et les sentiments vont naître à travers un désir qui leur échappe. Abel va devoir lâcher prise. Face à lui, plus Rosalie assume sa barbe, plus elle devient femme, plus elle devient sensuelle. Le principal travail d’écriture se trouvait là : dans la manière de réinventer un féminin.

Mais cette sensualité rime aussi avec une certaine brutalité qui s’exprime notamment dans la scène où Rosalie est rouée de coups…

Ce lynchage résonne avec l’époque d’aujourd’hui. Cette liberté qu’elle a d’être une femme qui dérange. Il y a un danger à sortir de la norme car on devient vite la personne à abattre, la cause de tous les maux, par sa seule façon d’exister. Tant que Rosalie reste dans son café, tout va bien. C’est sa cage à elle, en quelque sorte. Sauf que Rosalie entend être maîtresse de son destin. Et quand elle sort de ce café, elle dérange, les villageois commencent à s’imaginer des histoires qui n’existent pas. Elle va payer le prix de sa liberté.

Comment faites-vous pour tisser ce fil entre hier et aujourd’hui ?

En m’appuyant sur une documentation très précise. Barcelin, le personnage incarné par Benjamin Biolay, est ainsi directement inspiré d’un industriel qui possédait une blanchisserie dans les Vosges. À travers lui, je raconte la naissance du capitalisme, cette façon d’organiser une société avec des codes pour pouvoir mieux la maîtriser. Barcelin est le bienfaiteur de ce village mais aussi celui qui a presque le droit de vie ou de mort sur ses habitants qui dépendent de lui.

Le travail d’écriture se poursuit dans les repérages. C’est en allant moi-même aux quatre coins des Vosges que je me suis rendu compte que la plupart des usines de l’époque avaient été détruites par la guerre. J’ai alors décidé de déplacer l’intrigue en Bretagne et de réécrire le scénario en fonction des lieux que j’avais trouvé.

Pourquoi avoir choisi de coécrire ce scénario avec Sandrine Le Coustumer ?

Je suis incapable d’écrire seule. Sandrine avait coécrit avec Alexandra Echkenazi le traitement sur Clémentine Delait. J’avais aussi lu et aimé ses livres, l’attention qu’elle met aux mots qu’elle emploie. Je lui ai spontanément proposé de laisser Clémentine Delait de côté pour écrire une histoire d’amour. Sandrine a tout de suite été enthousiaste et a apporté toute sa connaissance de Clémentine pour la prolonger dans Rosalie.

Y a-t-il une répartition précise des tâches entre vous deux ?

Non, chacune touche à tout même si forcément j’écris avec la mise en scène en tête. Je dirai même que tout se joue là : j’écris ma mise en scène. Pour donner un exemple, la nuit de noces occupe deux pages dans le scénario pour poser le cadre et permettre ensuite aux acteurs de s’en emparer et de prendre des libertés sur le tournage. Mais ce travail d’écriture se poursuit dans les repérages. C’est en allant moi-même aux quatre coins des Vosges que je me suis rendu compte que la plupart des usines de l’époque avaient été détruites par la guerre. J’ai alors décidé de déplacer l’intrigue en Bretagne et de réécrire le scénario en fonction des lieux que j’avais trouvé.

Avez-vous aussi réécrit Rosalie au montage ?

Cette étape a été particulièrement rapide – et donc intense ! – puisque j’ai terminé le tournage en décembre 2022 et que le film a été présenté à Cannes cinq mois plus tard ! Il n’y a pas eu à proprement parler de réécriture car, avec Nassim Gordji Tehrani, on a monté le film en suivant à la lettre le scénario et en opérant des choix entre tout ce que les acteurs avaient proposé. La difficulté majeure a été de trouver la juste place de la musique. J’accordais tellement d’importance aux comédiens que je n’y arrivais pas tout en ayant conscience qu’il était essentiel d’en avoir. Puis tout s’est éclairé quand j’ai fait appel à Hania Rani, pianiste et compositrice d’origine polonaise. C’est la seule dont la musique s’accordait instantanément à Rosalie. Sans doute parce qu’elle est aussi vraiment à part.
 

ROSALIE

Affiche de « Rosalie » réalisé par Stéphanie Di Giusto
Rosalie Gaumont

Réalisation : Stéphanie Di Giusto
Scénario : Stéphanie Di Giusto et Sandrine Le Coustumer d’après un traitement de Sandrine Le Coustumer et Alexandra Echkenazi
Photographie : Christos Voudouris
Musique : Hania Rani
Montage : Nassim Gordji-Tehrani
Production : Trésor Films, Artémis Productions
Distribution : Gaumont
Ventes internationales : Gaumont International
Sortie le 10 avril 2024

Soutien du CNC : Soutien au scénario (aide à l'écriture)