Ali Cherri : « Ce passage vers le cinéma s’est fait de manière organique »

Ali Cherri : « Ce passage vers le cinéma s’est fait de manière organique »

02 mars 2023
Cinéma
Maher El Khair dans « Le Barrage ».
Maher El Khair dans « Le Barrage ». Dulac Distribution

Avec Le Barrage, son premier long métrage, le cinéaste libanais venu des arts plastiques s’est immergé en plein désert soudanais pour en saisir la puissance quasi mythologique. Entretien.


Comment caractérisez-vous votre travail ?

Je suis né à Beyrouth où j’ai étudié le graphisme à l’Université américaine. Je ne viens ni du monde du cinéma ni de l’art contemporain. Depuis une vingtaine d’années, je suis un artiste plasticien. Outre la sculpture et le dessin, mon travail est essentiellement basé sur l’image en mouvement via des installations vidéo, des courts métrages. J’ai quitté le Liban il y a huit ans et j’habite désormais à Paris…

Le Barrage est votre premier long métrage, mais vous le présentez comme le dernier volet d’une trilogie… Pourquoi ?

Mes deux courts métrages – L’Intranquille et Le Creuseur – s’inscrivent en effet dans une continuité. Lorsque je parle de trilogie, c’est dans un sens très large, car les films s’appréhendent indépendamment les uns des autres. Leur point commun est de partir d’un lieu, d’un paysage précis, pour questionner ce que sa nature même peut révéler de la violence du monde. Pour définir ce travail, je parle d’une approche tellurique. C’est à partir de la terre, donc de la matière, que j’appréhende l’environnement. Dans mon court métrage L’Intranquille, tourné au Liban, je retraçais l’histoire sismique de mon pays qui a connu plusieurs tremblements de terre. Cette idée cyclique de la catastrophe est très ancrée dans l’esprit de la population. En évoquant cet aspect, je m’écarte volontairement de ce qui constitue en général les bouleversements du Liban : les guerres, les tensions politiques… Je me tourne vers la science, via un regard spécifiquement géologique. Dans mon autre court métrage, Le Creuseur, qui se déroule, lui, en plein désert près d’Abu Dhabi, dans les Émirats arabes unis, je suis le quotidien d’un gardien d’origine pakistanaise d’un site de fouilles archéologiques, une nécropole vieille de 5 000 ans. Depuis vingt ans, il veille à ce que ces ruines restent intactes. Les lieux choisis sont tous chargés d’une violence spécifique, qu’elle soit géopolitique, historique ou naturelle… Ma caméra ne cherche pas à montrer cette violence en tant que telle mais la façon dont elle s’est disséminée dans le paysage… Je me place avant ou après la catastrophe, jamais pendant. La violence reste donc hors champ.

Outre la sculpture et le dessin, mon travail est essentiellement basé sur l’image en mouvement via des installations vidéo, des courts métrages.

Comment avez-vous pensé votre film ?

Chacun de mes films est guidé par un élément particulier (la terre, le feu…). Pour ce troisième film, je voulais travailler autour de l’eau. Je me suis intéressé à l’histoire du Nil, fleuve qui charrie un imaginaire puissant. Nous étions en 2017, des tensions existaient entre l’Égypte et l’Éthiopie autour de la construction d’un barrage. Le Soudan voisin était menacé de ne plus avoir un accès direct à l’eau. L’Égypte a alors imposé un ultimatum à l’Éthiopie. Si elle ne cessait pas la construction du barrage, l’armée le bombarderait. L’eau, élément de vie, devenait soudain une source de tensions géopolitiques… Je suis parti au Soudan pour essayer de comprendre cette situation et me suis rendu au barrage de Merowe au nord du pays. J’ai rencontré les populations locales dont la vie a été bouleversée par sa construction. Certaines tribus ont refusé de partir pour être relogées ailleurs. Elles se sont installées de manière sauvage autour du lac artificiel que nous voyons dans le film, une région particulièrement dangereuse à cause des inondations…

Comment la structure de ce film s’est-elle dessinée ?

Je suis tombé par hasard sur cette briqueterie en aval du barrage. En écoutant les travailleurs et leur histoire, il m’est apparu évident que mon film devait se tourner là. Ce travail mêlant la terre et l’eau me rappelait mon propre travail de sculpteur, mais aussi tous les mythes fondateurs liés à l’argile, la boue, à commencer par l’édification du Golem… J’ai commencé à écrire en partant du quotidien de ces ouvriers.

 

Au départ, je ne savais pas du tout quel type de film j’allais faire. C’est en écrivant que, peu à peu, je me suis rapproché d’un scénario de long métrage.

Vous choisissez néanmoins un protagoniste. Qu’est-ce que Maher El Khair avait de particulier ?

Maher est venu vers moi et m’a clairement exprimé sa volonté de jouer dans le film. Il a toujours rêvé de devenir acteur. Très vite, j’ai été frappé par son potentiel : sa force, sa présence, l’intensité du regard… Il a dès lors occupé tout mon esprit. Je savais en écrivant ce que j’allais pouvoir lui demander. Maher est quelqu’un de très taiseux. Le Barrage s’est construit autour de sa personnalité.

Le film tire sa source d’une matière documentaire. Comment la fiction s’est-elle insérée dans le processus d’écriture ?

J’ai d’abord effectué un travail d’observation. Je me suis rendu plusieurs fois à la briqueterie. Je filmais les ouvriers pendant des jours et des jours, sans intervenir… J’ai ensuite scénarisé des séquences à partir de ce que j’avais vu. Au tournage, j’ai remis en scène des gestes, des situations préexistantes. La trame du film montre comment Maher s’échappe régulièrement vers le désert. Il quitte le groupe et la compagnie des hommes pour se retrouver face à une sculpture qu’il façonne jour après jour. Ce qui m’intéressait, c’était de créer une tension entre la réalité très concrète du travail à la briqueterie, qui induit un labeur rétribué par un salaire, et une temporalité plus mouvante. Lorsque Maher s’évade dans le désert, nous basculons alors dans l’imaginaire, tout devient possible… Dans la littérature préislamique, le désert était un lieu de légende ouvert aux esprits. Maher passe sans arrêt d’un monde presque magique, au monde civil.

Je ne sens pas de rupture avec mes travaux précédents, mais une continuité…

Si les personnages du film vivent comme retirés du monde, on perçoit à travers les médias qu’une révolution est à l’œuvre dans le centre du pays…

Lorsque nous avons débuté nos recherches au Soudan en 2017, l’idée d’un soulèvement populaire était évidemment impensable. Le régime d’Omar el-Bechir était en place depuis trente ans et semblait inébranlable. Les printemps arabes étaient déjà du passé… Le film portait toutefois en lui une dimension politique. Ce barrage, construction imposée par le gouvernement, devient disruptif dans la vie des gens, il crée une oppression. La nature doit forcément être transformée pour produire quelque chose… Symboliquement, un barrage régule le passage de l’eau et peut donc en couper l’accès et ainsi créer une violence. Pendant le tournage en 2019, les premières manifestations du soulèvement qui allait entraîner la chute du régime d’el-Bechir ont commencé. Les travailleurs de la briqueterie suivaient ça de loin, sans vraiment les commenter. C’était intéressant de montrer comment la fin d’une dictature vieille de trente ans peut être vue à partir des marges. Pour les travailleurs de la briqueterie, c’était d’abord vécu comme un épiphénomène. Pour eux, la révolution n’a fondamentalement rien changé.

À quel moment Le Barrage a-t-il pris la forme d’un long métrage de cinéma ?

Au départ, je ne savais pas du tout quel type de film j’allais faire. C’est en écrivant que, peu à peu, je me suis rapproché d’un scénario de long métrage. Ma productrice a donc cherché des financements par les voies classiques du cinéma. Pour autant, je ne sens pas de rupture avec mes travaux précédents, mais une continuité dans mon travail… Ce passage vers le cinéma s’est fait de manière organique.

Le Barrage

Réalisation : Ali Cherri
Scénario : Ali Cherri, Geoffroy Grison, Bertrand Bonello
Directeur de la photographie : Bassem Fayad
Montage : Isabelle Manquillet, Nelly Quettier
Musique : Rob
Producteur : KinoElektron
Coproducteurs : Galerie Imane Fares, Vega Foundation, DGL Travel, Twenty Twenty Vision, Trilema
Ventes internationales : Indie Sales company
Distribution France : Dulac Distribution
Sortie en salles : 1 mars 2023

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