Eliane de Latour : "Le Festival Jean Rouch dévoile l’infinie diversité du monde"

Eliane de Latour : "Le Festival Jean Rouch dévoile l’infinie diversité du monde"

16 novembre 2020
Cinéma
Devant l’orchestre d'Anna-Karin Grönroos
"Devant l’orchestre" d'Anna-Karin Grönroos, sélectionné en compétition internationale du Festival international Jean Rouch 2020
Le 39e Festival international du film Jean Rouch s’est ouvert vendredi 13 novembre dernier dans une édition en ligne. Initiée par le cinéaste et ethnologue Jean Rouch, cette manifestation met en lumière des documentaires qui révèlent l'évolution sociale et culturelle des sociétés humaines. L’occasion de rencontrer Eliane de Latour, présidente du comité du film ethnographique (créé par Jean Rouch en 1953, qui siège actuellement au musée de l’Homme), cinéaste et anthropologue, qui nous parle du lien indissociable entre cinéma et ethnographie.

Cette édition 2020 du Festival international Jean Rouch est placée sous le signe de l’inédit : des films à découvrir en ligne, une nouvelle section…

Eliane de Latour © Claire Pradelles
Eliane de Latour : En effet, malgré la situation sanitaire, nous avons pu maintenir le festival et notamment la compétition internationale. Le public peut découvrir 25 films venus du monde entier, qui évoquent l’autre, la rencontre. Il y a par exemple l’histoire d’un officier de police qui effectue des rondes de prévention dans le district de Myadel, en Biélorussie, depuis plus de 20 ans (Patrol de Victor Asliuk), celle d’un médecin à la retraite qui se rêve acteur (Papa s’en va de Pauline Horovitz), ou encore celle de jeunes musiciens sélectionnés pour étudier la direction d’orchestre à l’Académie Sibelius à Helsinki (Devant l’orchestre d’Anna-Karin Grönroos). Chaque film, disponible cinq jours en streaming, est accompagné d’un débat en direct. Il en va de même avec la nouvelle section « Regard de terrain », qui me tenait particulièrement à cœur. J’avais envie que des films exigeants puissent également être montrés. Ces trois films sélectionnés ont en commun d’être issus d’un long travail de recherches, de proposer une profondeur réflexive et de poser un regard acéré sur le cinéma 

Qu’attendez-vous des films sélectionnés ?

Il faut que les documentaires présentent un enjeu cinématographique fort. Les chercheurs (ethnologues, anthropologues) qui prennent la caméra doivent avoir compris ce qu’est le langage cinématographique, et que le documentaire n’est en aucun cas la simple illustration en images de leurs propos. L’image ne doit pas être aplatie par le discours scientifique mais au contraire s’en nourrir. D’ailleurs, le cinéma est en lui-même heuristique (art d’inventer – ndlr). C’est le moteur même de la recherche.

Dès que l’on pose la caméra, on produit une réalité autre. Il faut alors que le cinéaste reste perceptif et intelligent par rapport à son sujet. C’est d’ailleurs le sujet que l’on traite qui impose la forme narrative, qu’il s’agisse de cinéma direct, de photographie, d’effets visuels, de film d’archive ou à sketch… Filmer, c’est l’œuvre de tout une réflexion : où poser sa caméra, quelle distance avec le sujet, quel cadre choisir…

Y’a-t-il un film de la sélection qui vous a particulièrement marquée ?

J’ai trouvé The Execution, de Jeroen van der Stock, fascinant. Le réalisateur a pris le parti de filmer en noir et blanc une vitre à travers laquelle va se dérouler une exécution par injection létale. Le spectateur est derrière la vitre, mais on ne voit rien. Seuls les sons nous guident. On entend alors les personnes chargées de l’exécution tout préparer comme si c’était anodin, leur intonation, les allées et venues, les portes qui claquent, et l’exécution qui se déroule… A travers cette expérience sensorielle, c’est un document radical sur la peine de mort, qui donne à réfléchir sur le rapport à la mort dans nos sociétés devenues tellement techniques que le geste semble privé de tout sens humain. C’est une démarche très forte.

Vous êtes vous-même anthropologue et cinéaste. Deux disciplines qui requièrent sens de l’observation et esprit d’analyse. Quel autre point commun entre ces deux façons de poser une regard sur ce qui nous entoure ?

Le cinéma est une opération ethnologique dès lors qu’il étudie l’individu, ses stratégies, sa pensée. Autant de sujets d’études des sciences humaines ! Quand on filme, on ne fait pas que capter des images, on les fait vivre. On filme un homme dans un contexte particulier, on regarde comment un sujet devient un personnage par sa réflexion, par ses actions, comment il interagit.

Que diriez-vous aux spectateurs peu habitués aux documentaires ethnographiques pour les amener à les découvrir au Festival Jean Rouch ?

Soyez curieux de la diversité du monde ! Ce festival unique permet de dévoiler cette infinie diversité du monde qui nous entoure, de rendre compte de l’originalité des genres et des écritures cinématographiques, ainsi que de la richesse de la recherche en anthropologie. Et c’est aussi un formidable espace de réflexion et de partage entre les scientifiques et le grand public !