« Gagarine » : comment raconter la banlieue autrement ?

« Gagarine » : comment raconter la banlieue autrement ?

22 juin 2021
Cinéma
Gagarine de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh - Haut et Court
"Gagarine" de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh Haut et Court
Le premier long métrage de Fanny Liatard et Jérémy Trouilh raconte les derniers jours de la Cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine à travers l’un de ses jeunes habitants, un ado de 16 ans qui rêve de devenir cosmonaute. Les deux réalisateurs reviennent sur ce projet qui porte un autre regard sur les cités.

En découvrant un lieu unique

Fanny Liatard et Jérémy Trouilh se sont connus lors de leurs études à Sciences Po Bordeaux. Tous les deux ont développé le goût du cinéma à travers leurs voyages. Au Liban puis à Marseille pour Fanny Liatard, où elle développe des projets artistiques autour des transformations urbaines des quartiers avant d’intégrer une résidence d’écriture à Gindou. En Amérique du Sud pour Jérémy Trouilh qui, dans la foulée, suit un master de réalisation de documentaires de création à Lussas. Lorsqu’ils se retrouvent à Paris, leur désir de se tourner vers la fiction s’affirme. Reste évidemment à trouver le sujet. « C’est à ce moment-là que des amis architectes nous ont invités à la Cité Gagarine d’Ivry-sur-Seine sur le point d’être démolie, explique Fanny Liatard. On ne connaissait rien à Paris ni à la banlieue ni aux cités. Ce fut un choc visuel ! Cette grande barre de briques rouges et son architecture particulière nous ont immédiatement inspiré des choses très futuristes. » Quand ils apprennent que le cosmonaute Youri Gagarine est venu en personne, en 1963, inaugurer ce lieu qui porte son nom, la cité devient pour eux le lieu de tous les possibles romanesques.

En passant du temps avec les habitants de la cité

Au départ, les réalisateurs envisagent de raconter Gagarine à travers des portraits de ses habitants, pour connaître leurs avis sur sa future disparition. « On est reparti de ces échanges avec la certitude que pour raconter cet endroit, il valait mieux une fiction. Cela permettait de décaler le regard sur ce lieu », se souvient Fanny Liatard.

On avait tous les deux une très forte envie de fiction et de mise en scène. Elle a été confirmée dès qu’on a eu cette idée d’un ado né à Ivry, qui prend sa cité pour un vaisseau spatial. D’un coup, on allait pouvoir s’amuser avec les codes de la science-fiction à travers son regard. Faire que l’architecture du lieu puisse se transformer en un immense vaisseau.
Jérémy Trouilh

Cette fiction va d’abord se nourrir d’un travail d’immersion dans le réel. Le duo passe quatre années aux côtés des habitants qui quittent peu à peu la cité. « Ils sont devenus des amis. On a partagé leurs doutes, leurs craintes, leurs joies. » Mais ils travaillent aussi avec eux en réalisant des films. « On a découvert l’existence du concours “HLM sur cour(t)” trois jours avant la fin de l’envoi des candidatures. On s’est empressé d’écrire un projet et on a gagné 10?000 euros pour le faire », explique Fanny Liatard. Ce premier court métrage, Gagarine, fera le tour des festivals. Les cinéastes en signeront dans la foulée deux autres La République des enchanteurs et Chien bleu (nommé au César en 2020) qui, à chaque fois, mettront en scène les habitants de la cité. « Ils nous ont nourris pour ces courts, mais aussi pour l’idée du long qu’on commençait à écrire. » Un projet qui va se concrétiser grâce à Haut et Court. « Ils avaient aimé nos courts métrages et sont venus nous demander si on avait d’autres idées. On leur a expliqué qu’on avait envie de raconter la Cité Gagarine sur un format plus long avant qu’elle ne soit démolie. Mettre en avant les histoires de vies qui allaient disparaître. »

En osant l’onirisme

Tout en s’inspirant de la réalité de la cité HLM, le duo ne varie pas de son idée de départ : ajouter de l’onirisme au réalisme. À commencer évidemment par l’histoire qu’ils développent. Celle de Youri, un ado de 16 ans qui re?ve de devenir cosmonaute et décide d’entrer en re?sistance pour sauver sa cite?, devenue son « vaisseau spatial ». « Notre histoire part vers le ciel car c’est en regardant vers lui que Youri trouve de l’espoir et de la force », explique Jérémy Trouilh. Avec cette idée d’un vaisseau ancré dans la cité qui devient de plus en plus réel, puisqu’on vit cette histoire dans la tête de son personnage principal. Un geste original dans le genre assez codifié du film de banlieue, où cette part onirique est souvent minorée pour mettre en avant la réalité brute.

En mêlant les références cinématographiques

Fanny Liatard et Jérémy Trouilh ont puisé leur inspiration dans des films de science-fiction comme Solaris ou Blade Runner, ainsi que dans d’autres œuvres en apparence plus éloignées de leur sujet. À commencer par le cinéma de Leos Carax. « C’est l’un de nos cinéastes préférés et on est heureux d’avoir pu diriger son acteur fétiche Denis Lavant ! On aime tout chez lui : le regard qu’il pose sur la ville, son génie à créer des personnages aussi doux et poétiques, sa capacité à ne jamais laisser deviner où ses récits nous mènent, la manière dont il joue avec les couleurs. Le rouge et le bleu de Mauvais Sang sont d’ailleurs les couleurs de Youri. Il est toujours habillé en bleu sauf quand il part dans ses rêves où soudain le rouge prédomine », détaille Jérémy Trouilh. Le réalisateur cite aussi le travail de Bong Joon-ho « pour son regard sur la société dans The Host ou Parasite. Pour sa capacité de dire tout à la fois du politique, du cinéma, de l’émotion, du suspense et de l’amour dans ses histoires ». De son côté, Fanny Liatard évoque Heureux comme Lazarro d’Alice Rohrwacher : « Un film essentiel dans notre processus d’écriture, car il a surgi au moment où ceux à qui on faisait lire notre scénario nous reprochaient souvent le côté trop gentil de Youri. Exactement les sentiments qui guident Lazarro ! Or, on tenait à cette idée d’un héros tendre, timide, doté d’un monde intérieur très riche. Youri a les pieds sur terre et la tête dans les étoiles. Le fil rouge de notre mise en scène a été de faire se déployer son imaginaire dans les couloirs de la cité jusqu’à l’envelopper pleinement. »

En étant obsédé par la crédibilité

Ce mélange de réalisme et d’onirisme ne pouvait fonctionner que si on croyait de bout en bout à cette aventure. Vivre au rythme de la démolition de la Cité Gagarine fut un élément majeur du processus. « C’était une course contre la montre, mais on a eu la chance que la démolition définitive soit plusieurs fois repoussée, de 2018 à l’été 2019, quand nous avons commencé à tourner », explique Jérémy Trouilh. La cité est alors entièrement vide, mais pendant que les ouvriers s’attaquent au désamiantage d’une aile, on laisse les cinéastes tourner dans une autre et profiter de tout ce que les habitants ont abandonné dans leurs appartements en quittant les lieux. « Des meubles, des cartes postales… dont l’équipe déco s’est servie pour décorer les appartements où nous tournions. » Côté figuration, ils font aussi appel à des anciens de Gagarine. « Leur demander de revenir pour dire au revoir à leur cité dans une fiction a été quelque chose de très fort et très beau. » Un élément essentiel pour Fanny Liatard : « Il était indispensable pour nous que notre équipe de cinéma s’imprègne de cette situation-là et que ces anciens habitants puissent rencontrer le cinéma. Il y a eu un échange riche entre tous» Ces allers-retours permanents ont nourri un scénario et une réalisation qui rendent hommage à un site emblématique d’une époque révolue.
 

 

GAGARINE

Gagarine - affiche du film
Ce film a reçu l’Aide à l’écriture du fonds Images de la diversité, l’Aide à la production du fonds Images de la diversité, l’Avance sur recettes avant réalisation, l’Aide au développement de projets de long métrage, l’Aide à la création de musique de films et l’Aide sélective à la distribution (aide au programme).
Date de sortie en salles : 23 juin 2021
Année : 2021
Durée : 1h38
Réalisateur : Fanny Liatard et Jérémy Trouilh
Scénariste : Fanny Liatard 
Producteurs : Julie Billy et Carole Scotta
Distributeur : Haut et Court 
Avec : Alséni Bathily, Lyna Khoudri, Jamil McCraven, Finnegan Oldfield, Farida Rahouadj