« La Loi du marché », « En guerre », « Un autre monde »: la trilogie du travail de Stéphane Brizé

« La Loi du marché », « En guerre », « Un autre monde »: la trilogie du travail de Stéphane Brizé

17 février 2022
Cinéma
Vincent Lindon dans « Un autre monde » de Stéphane Brizé.
Vincent Lindon dans « Un autre monde » de Stéphane Brizé. Diaphana Distribution
Avec Un autre monde, centré sur un cadre qui se retrouve en incapacité de répondre aux injonctions de sa direction pour réduire le personnel de l’entreprise où il travaille, Stéphane Brizé continue son exploration des dérives du monde du travail. Rencontre.

Depuis 2015, vous observez le monde du travail et ses dérives à travers votre cinéma. La Loi du marché, En guerre, Un autre monde… vous aviez pensé ces films comme une trilogie ?

Pas du tout. Comme mon film précédent, Quelques heures de printemps, qui traitait de la fin de vie, La Loi du marché est né d’une colère que j’avais en moi. Je ne pensais pas à la suite. Mais il est indéniable que ce film a été le point de départ d’une nouvelle étape dans mon parcours. Du point de vue du fond comme de la forme. En guerre puis Un autre monde ont pris appui sur La Loi du marché pour questionner le dispositif mis en place et l’emmener plus loin, en l’adaptant au sujet traité. Avec La Loi du marché, j’ai voulu explorer la brutalité des mécanismes et des échanges qui régissent notre monde en confrontant l’humanité d’un individu en situation de précarité à la violence de notre société. Dans En guerre, j’ai essayé de comprendre ce qu’il y avait derrière ces images des médias, témoins de la violence qui peut surgir à l’occasion de plans sociaux. Chaque film a ainsi inspiré le suivant, mais rien n’était programmé. D’ailleurs, peut-être qu’Un autre monde n’aurait jamais existé sans cette scène dans En guerre où une réunion est organisée à l’Élysée pour tenter de sauver l’usine au cœur du récit. 

Il y a une méthode de travail commune aux trois films ?

Je pars à chaque fois d’une intuition, mais on ne se lance jamais dans l’écriture avec Olivier Gorce sans en avoir préalablement vérifié la justesse. Nous allons rencontrer et écouter des gens qui, dans des entreprises, ont vécu le sujet que je veux traiter. On prend des notes, on les complète avec des échanges avec des sociologues.

La fiction se construit avec ce réel. Elle consiste souvent à minorer ce qu’on a pu entendre car cette réalité est souvent si édifiante et violente qu’elle pourrait paraître fabriquée – donc fausse – dans une fiction.

Il s’agit aussi de trouver comment rendre intelligibles à l’écran des échanges techniques entre les personnages, indispensables au récit sans trop vulgariser et briser le lien avec le réel qui constitue la colonne vertébrale de notre travail. À partir de là, on écrit un séquencier – où l’on précise l’enjeu de chaque scène – puis un synopsis sur lequel je m’appuie pour aller écrire seul les dialogues, avant de revenir vers Olivier pour terminer l’écriture. 

Ces trois films ont le même acteur en tête d’affiche : Vincent Lindon. Là encore, rien n’était prémédité ?

Non car ni lui ni moi ne fonctionnons ainsi. On est libre, on ne se doit rien. Si on part ensemble dans un projet, c’est parce qu’on a la même envie. Quand je me lance dans un film, je n’ai jamais d’acteur en tête. Mais avec Vincent, depuis Mademoiselle Chambon, j’ai eu la chance de croiser la route d’un acteur magnifique qui possède des mécanismes intérieurs proches des miens. Donc j’ai tendance à aller spontanément vers lui. Je comprendrais parfaitement qu’il me dise non. Mais cela ne m’empêcherait pas d’aller au bout de mon projet et de l’exploration de mon idée, à partir du moment où, une fois encore, mon intuition a trouvé un écho dans la réalité des situations. 


Cet aspect réaliste est forcément dopé par votre choix de le confronter à des non professionnels, des femmes et des hommes qui ont la plupart du temps vécu à différents postes les situations que vous décrivez…

Avant La Loi du marché, j’avais déjà dirigé des comédiens non professionnels et le sentiment de vérité qui émanait de ces scènes correspondait pile à ce que j’ambitionne dans mon travail. J’ai donc eu envie de pousser ce « système » plus loin, car je me doutais que cela conduirait Vincent dans des zones de jeu qu’il n’avait pas eu l’occasion d’explorer jusque-là. Mais dans la préparation du film, je ne fais pas de différence entre comédiens professionnels et non professionnels. Je n’organise aucune lecture en amont, pour fabriquer le moins possible les choses. De même que le texte n’a pas à être su au mot près.

Pourquoi, dans cette obsession du réalisme, n’avez-vous jamais choisi d’aborder les dérives du monde du travail par le biais du documentaire ?

Parce que dans mon travail, je considère la gestion de la dramaturgie et des émotions au centre de tout. Donc je ne pense que fiction. Et encore plus avec Un autre monde, où la mise en images possède quelque chose de plus fictionnel que dans La Loi du marché et En guerre. Cette fois, je montre le cadre que joue Vincent en famille, avec sa femme qui a décidé de divorcer, avec leur fils. Si avec mon directeur de la photo Éric Dumont, on était resté dans une logique purement documentaire, je n’aurais pas pu saisir ces moments d’intimité. Or ils étaient essentiels pour montrer les dommages collatéraux dans sa vie personnelle, hors de son bureau, de ce cadre, dès lors qu’il ne comprend plus et donc peine de plus en plus à assumer les décisions venues de ses supérieurs et qu’il doit appliquer.

Chacun de vos films nourrissant le suivant, vous savez déjà si votre prochain long métrage continuera à explorer le monde du travail ? 

Le prochain non, car la fin d’Un autre monde m’a laissé exsangue de trop de brutalité. Mais j’y reviendrai sans doute. Notamment en explorant les répercussions que va avoir la pandémie de Covid dans les mois et les années qui viennent. Mais il va falloir prendre le temps d’explorer les dommages collatéraux déjà à l’œuvre.

UN AUTRE MONDE

De Stéphane Brizé
Scénario Stéphane Brizé, Olivier Gorce
Photographie : Éric Dumont
Montage : Anne Klotz
Production : Nord-Ouest Films
Distribution : Diaphana
Ventes internationales : Wild Bunch
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