Lola Quivoron : « Le spectacle et la mythologie du cross-bitume ont instantanément trouvé un écho en moi »

Lola Quivoron : « Le spectacle et la mythologie du cross-bitume ont instantanément trouvé un écho en moi »

05 septembre 2022
Cinéma
« Rodeo » de Lola Quivoron.
« Rodeo » de Lola Quivoron. Les Films du Losange

Dans Rodeo, son premier long métrage, découvert à Cannes dans la section Un Certain Regard, Lola Quivoron met en scène une jeune motarde intégrant une bande adepte de cross-bitume. La cinéaste revient sur la naissance de sa passion pour cette pratique et l’aventure de ce film qui a duré plus de quatre ans.


Qu’est-ce qui vous conduit à vous intéresser au cross-bitume ?

J’étais en troisième année à la Fémis quand je suis tombée sur plusieurs vidéos de cross-bitume sur les réseaux sociaux. Ça m’a tout de suite rappelé le bruit des moteurs que j’entendais en bas de chez moi quand j’habitais à Épinay. Ce spectacle, cette mythologie ont tout de suite trouvé un écho en moi. Et, en 2015, j’ai décidé d’aller rencontrer ces jeunes riders sur la route bitumée où ils s’entraînent en Seine-et-Marne, perdue au milieu des champs et des forêts. Sur place, je découvre un univers ultra-codifié, une incroyable technicité, un sens du grand spectacle inouï. Cette pratique qui vient des États-Unis a été importée en France dans les années 2000 grâce aux clips de rap.

Ce qui me frappe d’emblée, c’est l’esprit de groupe qui y règne, l’entraide. Je tombe instantanément dans leur passion contagieuse.

A-t-il été facile de se faire admettre dans cette communauté ?

Oui, car elle est tout sauf refermée sur elle-même, contrairement à ce que l’on peut croire de l’extérieur. Quand j’arrive en 2015, j’ai simplement face à moi des jeunes gens friands de faire partager et transmettre leur passion. 

Comment cette passion se transforme-t-elle en projet de cinéma ?

D’abord en construisant des amitiés, notamment avec « Pack », le fondateur du Dirty Riderz Crew, collectif de passionnés né en 2013. Puis en développant de nombreux projets avec eux : des clips, des reportages photo, mon court métrage de fin d’études Au loin, Baltimore (2016) et un moyen métrage Ça brûle. Un lien de confiance s’est tissé entre nous. Et ces différents projets ont sans doute aussi été pour moi un moyen de ne pas rester enfermée dans une école très belle, très prestigieuse, très riche mais qui, comme toute école, peut finir par vous formater. C’était une manière de trouver une famille ailleurs. 

 

Comment s’inscrit Rodeo dans cet ensemble ?

L’aventure a commencé il y a quatre ans. À l’origine du film, il y a un désir de ma part de voir émerger dans cet univers un personnage de jeune femme que j’ai rarement rencontré sur le bitume. La seule fois où cela s’est produit, la jeune rideuse en question, Bahia, m’avait glissé entre les mains… sans doute parce que je m’intéressais trop à elle ! (Rires.) Mais à travers elle, j’avais pu m’apercevoir que les filles avaient une manière intense et brève de traverser l’univers du cross-bitume. Elles apparaissaient et disparaissaient. Ce mouvement-là me fascinait et c’est en me demandant ce que Bahia était devenue que j’ai commencé à écrire la Julia de Rodeo. Une jeune femme irrévérencieuse, impolie, très belle et en même temps très abîmée par sa colère. Une jeune femme voyou. Une représentation qui m’avait beaucoup manqué comme spectatrice au cinéma. Rodeo est donc né de ce manque-là, combiné avec ma rencontre avec Julie Ledru. Même si Julie est très différente et n’a pas vécu ce que Julia vit au sein de la communauté des B-more. À travers ce personnage, je pense d’ailleurs raconter l’univers du cross-bitume de manière plus poétique que dans la réalité. 

Comment repérez-vous Julie Ledru ?

En allant sur son compte Instagram. Son pseudo, « Inconnue du 95 », m’intrigue. J’aime aussi le fait que, sur ses photos, elle se cache tout le temps le visage, dans un style gangsta très bien mis en scène. Je la contacte et quand elle accepte de me voir, je vis une période où je galère sur mon scénario. Je savais que je voulais voir grandir une héroïne dont j’avais dessiné les contours, mais il me manquait des éléments de la réalité. La rencontre miraculeuse avec Julie va être déterminante car soudain la fiction et le réel vont se rejoindre. Ensuite Julie, à qui je vais demander de jouer Julia, va faire son chemin jusqu’au personnage, en s’appuyant sur un dénominateur commun : une immense colère intérieure et une grande solitude. Quand j’ai fait la connaissance de Julie, j’ai été profondément touchée par sa manière de se débrouiller seule contre le monde. C’est quelque chose que nous avons en commun. On a passé plus d’un an à se voir régulièrement et c’est progressivement que je me suis dit que j’allais réécrire Julia pour elle. On a tissé un lien qui ne pourra jamais se défaire.

La direction de la photo de Rodeo est signée Raphaël Vandenbussche, le chef opérateur de Garçon chiffon de Nicolas Maury. Pourquoi avoir fait appel à lui ? 

On était à la Fémis ensemble et je suis son travail depuis toujours. C’est Siliconé, un clip qu’il a fait pour le rappeur Niska, filmé en pellicule 16mm, qui a été le déclencheur. Son aisance sur ce support a créé chez lui des réflexes dans sa manière de penser la lumière, les contrastes, le grain… Il était la personne idéale pour ce projet, car connecté avec cet aspect physique de l’image que je recherchais.

Je voulais travailler une forme épique de l’image, avec des couleurs très saturées, un grain qui vient salir et donner de la vibration aux visages.

J’ai tout de suite senti Raphaël très ému par le parcours de Julia. Dès lors, il était évident qu’on était sur la même longueur d’onde. Je lui ai confié les dossiers photo que j’avais constitués depuis quatre ans comme sources d’inspiration pour l’écriture. Je pense particulièrement aux clichés du photographe Gaël Bonnefon et sa manière de donner présence à des corps avec des couleurs saturées.

Rodeo a été tourné en Cinémascope Les Films du Losange

Pourquoi avoir choisi de tourner en Cinémascope ?

J’avais envie de rendre hommage au cinéma dans sa flamboyance, en poussant les curseurs de la fiction à fond… Mais aussi de contrebalancer les objectifs très lourds que le Scope implique avec une exploration documentaire du réel et des corps. Sur le plateau de Rodeo, on était sans cesse en mouvement, on tournait à 360 degrés – l’équipe technique devait se cacher et s’abstraire du décor – sans s’encombrer de gros projecteurs pour avoir le plus de liberté possible au niveau de la lumière et ne pas perdre de temps. Pour y parvenir, on a créé des décors avec des lumières internes qui apparaissent volontairement à l’écran : des néons dans le garage, les petites lampes dans l’appartement de Julia… Et je demandais à Raphaël de filmer avec son corps, qu’on sente que la caméra avait des pieds et des mains. (Rires.) 

Des films ont influencé votre mise en scène ?

Les séquences de rêve du film De bruit et de fureur (1988) de Jean-Claude Brisseau m’ont permis de réfléchir à la manière d’apporter une fibre fantastique dans le récit. La Fureur de vivre (1955) de Nicholas Ray m’a également beaucoup influencé, car c’est un film totémique que j’ai dû regarder une centaine de fois… Quand je parle de rendre hommage à la flamboyance du cinéma, je pense à ce cinéma hollywoodien des années 50 où les couleurs sont saturées et existent fort à l’écran. Enfin, en termes de mouvement de caméra, il y a l’ouverture de Rosetta (1999) des frères Dardenne, Accattone (1961) de Pasolini et sa manière de poétiser le rôle, Taxi Driver (1976) de Scorsese, Les Climats (2007) de Nuri Bilge Ceylan pour la sensualité de ses gros plans. Mais je peux aussi citer Shoah (1985) de Claude Lanzmann et son image incroyablement libre dans ses mouvements avec énormément de gros plans des personnages et une lumière magnifique. Enfin, pour l’écriture à proprement parler de ce personnage de femme voyou, L’Enfer est à lui (1949) de Raoul Walsh avec James Cagney a été une vraie influence avec sa fin splendide où il se fait exploser la figure dans une usine pétrochimique pour échapper aux flics !

RODEO

Réalisation : Lola Quivoron
Scénario : Lola Quivoron, avec la collaboration d’Antonia Buresi
Photographie : Raphaël Vandenbussche
Montage : Rafael Torres Calderon
Musique : Kelman Duran
Production : CG Cinéma
Distribution et ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie le 7 septembre 2022

Soutien du CNC : Aide à la distribution (aide au programme)