« Polaris » par Ainara Vera : « Quand on filme en mer, on n’a droit ni à l’improvisation ni à l’erreur »

« Polaris » par Ainara Vera : « Quand on filme en mer, on n’a droit ni à l’improvisation ni à l’erreur »

20 juin 2023
Cinéma
« Polaris » d'Ainara Vera.
« Polaris » d'Ainara Vera. Point du Jour - Les Films du Balibari - Ánorâk Film Denmark

La réalisatrice espagnole Ainara Vera raconte les coulisses de son documentaire tourné entre la France et le Groenland : les portraits croisés de deux sœurs, l’une capitaine de bateaux dans l’Arctique, l’autre jeune maman dans le sud de la France. Entretien.


Comment avez-vous rencontré Hayat, la capitaine de bateau que l’on découvre au début de Polaris ?

Ainara Vera : Je faisais partie de l’équipe de tournage d’un film, Aquarela – L’Odyssée de l’eau de Viktor Kossakovsky, nous voyagions sur un bateau qui nous emmenait du Portugal au Groenland. C’était un tournage très exigeant, au cours duquel nous étions confrontés parfois à des vagues de dix mètres de haut. Il se trouve que Hayat était la capitaine de ce bateau. C’est ainsi que nous avons fait connaissance. Une nuit, alors qu’elle surveillait la mer et les petits icebergs que le radar ne capte pas, elle m’a parlé de sa sœur, Leïla, en prison en France. Elle m’expliquait qu’elle ne trouvait pas la force d’aller lui rendre visite, parce que cela réveillait trop de mauvais souvenirs en elle. J’ai moi aussi une sœur, avec qui je m’entends très bien, et j’étais choquée qu’une femme aussi forte que Hayat – une femme très solide physiquement et émotionnellement, qui dirigeait une équipe de navigateurs au beau milieu de l’Arctique – ne soit pas capable de faire quelque chose d’aussi simple, à mes yeux en tout cas, que de parler à sa sœur. Ce tournage en mer a duré trois semaines et je me suis promis ce soir-là que j’accompagnerai un jour Hayat rendre visite à Leïla. C’est ce qui a fini par se passer, un an plus tard.

Vous les filmiez déjà, à ce moment-là ?

Non, pas la première fois. Mais il y avait déjà l’idée d’un film, parce que Hayat m’avait dit qu’elle voulait que je réalise un film sur des femmes fortes. Et je lui avais répondu qu’il fallait donc que je fasse un film sur elle ! C’est ainsi que tout a commencé. Mais au départ, j’explorais plusieurs possibilités, je ne savais pas si j’allais inclure Leïla dans ce film.

L’une des choses essentielles est de savoir où placer la caméra et quand la déclencher. Si tu places ta caméra trop près ou trop tôt, la magie disparaît […] C’est comme une danse, une chorégraphie.

Le film s’articule autour de longs monologues de Hayat, où elle détaille, en voix off, son rapport à l’existence… Pourquoi ce choix ?

Hayat ressentait un besoin très fort de raconter son histoire. Je l’ai aidée à mettre des mots dessus, à lui donner un sens. Ces longues conversations entre nous ont eu lieu pendant le confinement lié au Covid-19. Le tournage a duré environ deux ans et demi, avec au milieu cette longue interruption à cause de la pandémie… C’était l’hiver, Hayat était seule en Islande, isolée, très stressée parce qu’elle était alors sans emploi. De mon côté, j’étais disponible pour parler avec elle. Elle savait que j’enregistrais nos conversations pour les besoins du film, mais tout cela partait de sentiments très humains, très purs. Elle m’appelait quand elle en avait besoin, et je faisais de mon mieux pour l’accompagner dans ces moments difficiles.

 

Quelles ont été les contraintes des tournages en mer ?

Quand on part sur un tournage de ce type, on ne sait jamais exactement ce à quoi on va devoir faire face. On est dépendant des conditions climatiques. Surtout, on est seul au monde ! Dans le sens où on n’a pas Internet, pas de matériel de remplacement si celui qu’on a emporté est défectueux, pas de câble de rechange s’il lâche… La préparation est donc essentielle. On n’a droit ni à l’improvisation ni à l’erreur. Il y a eu deux tournages en mer. La première fois, je pensais qu’on allait croiser beaucoup d’icebergs, mais nous n’en avons finalement vu que deux. Autant dire qu’à ce moment-là, il faut être prêt à filmer ! La caméra et les objectifs doivent être au point. Le dernier jour du tournage, on peut se permettre de prendre plus de risques techniques. C’est ce que j’ai fait, et notre caméra a d’ailleurs fini par ne plus fonctionner, car elle était pleine d’eau de mer !

Filmer est une énorme responsabilité […] D’autant plus que c’est le cinéaste qui a le pouvoir sur le montage, donc le dernier mot.

Comment trouver la bonne distance, en tant que cinéaste, entre vous et ceux que vous filmez ?

L’une des choses essentielles est de savoir où placer la caméra et quand la déclencher. Si tu places ta caméra trop près ou trop tôt, la magie disparaît. Si c’est trop loin, ou trop tard, le spectateur ne ressentira pas la magie. L’essentiel est de créer un espace où ceux que tu filmes se sentent à l’aise. Au début, je place la caméra assez loin, puis je me rapproche, petit à petit… C’est comme une danse, une chorégraphie. Il faut sentir si l’énergie est la bonne. Parfois, je sens que ce n’est pas le bon moment et je n’allume pas la caméra. Mon but est de pouvoir filmer sans que ceux que je filme ne sentent la présence de la caméra. Une confiance mutuelle doit s’établir entre nous. C’est une question de dosage. Car même la personne la plus généreuse, à un moment donné, n’aura plus envie d’être filmée. C’est comme remplir un verre, goutte à goutte. À un moment, il sera rempli. Il faut filmer avant que le verre ne soit plein.

Une des scènes fortes du film voit Hayat secourir un oiseau tombé du nid. Son compagnon lui dit qu’en faisant cela, elle « brise la sélection naturelle ». Cette remarque est aussi une manière de questionner la place de la caméra et des cinéastes dans la captation du réel, la façon dont leur présence peut bouleverser le cours naturel des choses…

Absolument. Filmer est une énorme responsabilité. À partir du moment où ils décident de sauver l’oiseau, ils deviennent responsables de ce qui arrive à l’animal. C’est pareil quand on réalise un film. Je ne voulais pas « sauver » Hayat et Leïla, mais à partir du moment où j’interférais dans leurs vies, je devenais responsable de ce qui allait se passer pendant le tournage. Pour moi, ce sens de la responsabilité est essentiel. D’autant plus que c’est le cinéaste qui a le pouvoir sur le montage, donc le dernier mot.

POLARIS

Polaris

Réalisation : Ainara Vera
Photographie : Ainara Vera, avec Inuk Silis Høegh, Mikael Lindskov Jacobsen
Montage : Ainara Vera, Gladys Joujou
Musique : Amine Bouhafa
Production : Point du jour – Les Films du Balibari, en coproduction avec Anorak Films
Distribution : Jour 2 Fête
Ventes internationales : The Party Film Sales
Sortie en salles le 21 juin 2023

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