Alexe Poukine : « Kika est un film triste où l’humour tient un rôle central »

Alexe Poukine : « Kika est un film triste où l’humour tient un rôle central »

10 novembre 2025
Cinéma
« Kika » réalisé par Alexe Poukine
« Kika » réalisé par Alexe Poukine Kidam et Wrong Men

Révélée par ses documentaires Sans frapper et Sauve qui peut, Alexe Poukine signe son premier long métrage de fiction avec Kika. La cinéaste nous raconte son passage du documentaire à la fiction.


Kika est votre premier long métrage de fiction. Aviez-vous déjà essayé de vous confronter à cet exercice ?

Alexe Poukine : Oui, j’avais déjà écrit un long métrage de fiction mais qui n’a pas abouti. Et en 2020, j’ai réalisé un moyen métrage, Palma, dans lequel je tiens aussi le premier rôle. Kika ne pouvait être qu’une fiction, car le film forme un assemblage de beaucoup de choses que j’avais envie de raconter depuis longtemps : certaines qui me sont arrivées à différents âges de ma vie et d’autres vécues par un ami qui est à la fois assistant social et « dominateur » BDSM. J’ai commencé à penser à cette histoire alors que j’étais enceinte de mon deuxième enfant. J’avais très peur que mon compagnon disparaisse et que je me retrouve seule avec deux enfants. Avec Kika, j’ai donc un peu raconté ce qu’aurait pu être ma vie si je n’avais pas été réalisatrice et que je perdais mon compagnon.

Avez-vous commencé à écrire seule ?

Oui, pendant trois ans. J’ai écrit énormément, beaucoup trop, pour un résultat complètement rococo ! (Rires.) Thomas Van Zuylen m’a ensuite rejointe pour coécrire avec moi pendant un an supplémentaire. Plus précisément, j’écrivais et Thomas hiérarchisait, structurait. Nous avons beaucoup coupé car j’avais quasiment écrit une série !

En documentaire, comme ici en fiction, j’aime bien savoir de quoi je parle et je suis assez obsessionnelle.

Pourquoi avoir fait appel à Thomas Van Zuylen en tant que coscénariste ?

C’est mon producteur belge, Benoît Roland, qui a eu cette excellente idée. Au-delà son talent d’auteur, Thomas est quelqu’un de très gentil et respectueux. Il a été particulièrement à l’écoute de ce que j’avais envie de faire. Il a tout de suite compris que pour moi, Kika n’était pas un film sur le BDSM et n’a jamais cherché à me pousser à aller plus loin dans le sulfureux. Il m’a beaucoup écoutée et il a respecté mes envies de cinéma, y compris ce côté rococo que je revendiquais et dont beaucoup de scénaristes m’auraient suggéré de m’éloigner.

Quelles ont été les réactions dans les premiers retours des différents comités de lecture ou commissions qui vous ont permis de financer Kika ?

On me demandait souvent pourquoi, dans la tragédie qu’elle vit, cette jeune femme, déjà mariée, tombe amoureuse d’un autre homme et pourquoi c’est lui qui meurt tragiquement et pas son mari. Or c’était à mes yeux quelque chose d’essentiel. Kika est un personnage qui vit dans une certaine précarité. Et j’ai l’impression que trop souvent au cinéma, dès qu’un personnage vient d’un milieu défavorisé, il n’a que des problèmes d’argent. Pas d’histoire d’amour. Aucun problème avec ses enfants et ses parents. Au fond, aucune conscience de qui il est. Moi, je tenais à ce que Kika prenne un risque en quittant son mari et que cette décision rajoute ensuite de la souffrance à sa souffrance.

Assistante sociale, Kika connaît tous les mécanismes qui pourraient lui permettre de se maintenir financièrement la tête hors de l’eau et pourtant elle refuse de se faire aider. Pourquoi l’avez-vous écrite ainsi ?

Précisément parce qu’elle sait trop bien, par son métier, que quand on bascule du côté des bénéficiaires d’aides, il est parfois difficile de revenir en arrière. Après avoir été du côté des « aidants », elle ne veut pas passer du côté des « aidés ». Kika pense qu’elle va vers le BDSM pour régler ses histoires d’argent, mais elle va finir par y trouver autre chose… En construisant son histoire avec Thomas, il était clair qu’il devait y avoir à la fois des enjeux visibles – trouver de l’argent, trouver un appartement – et un enjeu invisible mais central à mes yeux : la question de savoir ce qu’on fait avec son chagrin. Est-ce qu’on essaye de le contrôler ou est-ce qu’on doit le laisser nous traverser ? Si Kika choisit le BDSM, c’est parce que c’est un projet en total décalage avec ce qu’elle est. Cela crée comme un mur de fumée entre elle et elle-même, qui lui permet de continuer à se concentrer sur les autres, ce qu’elle a toujours fait jusque-là.

 

Comment avez-vous travaillé ces scènes de BDSM ? Est-ce que votre œil de documentariste a été essentiel ?

Complètement. En documentaire, comme ici en fiction, j’aime bien savoir de quoi je parle et je suis assez obsessionnelle. J’ai fait des très longs entretiens avec des travailleurs du sexe, « dominateurs » et « dominatrices ». J’ai aussi suivi des ateliers de BDSM pour me mettre physiquement dans les situations qu’allait vivre Kika. En revanche, j’ai demandé à Manon Clavel, qui incarne Kika, de ne pas se renseigner pour pouvoir être dans le même état que son personnage et découvrir le rôle au jour le jour. Ce qui a été un vrai acte de courage de sa part.

Pourquoi avoir fait appel à Manon Clavel, découverte en 2019 dans La Vérité d’Hirokazu Kore-Eda ?

Ce fut un très long processus de casting. Au départ, j’avais envisagé de jouer le rôle. Kika me ressemble beaucoup par son sens de l’humour et je craignais un peu de demander à une comédienne de se lancer dans cette aventure. Ma directrice de casting, Youna De Peretti, m’a convaincue qu’on ne serait pas trop de deux pour accompagner ce film et le porter. Elle avait mille fois raison. Une fois cette décision prise, j’ai vu énormément de comédiennes françaises, belges et québécoises. Et alors que je cherchais quelqu’un dans la quarantaine, c’est une fois encore Youna qui a été décisive en me suggérant de rencontrer Manon, même si elle n’avait pas l’âge du rôle et était beaucoup plus jolie que le personnage que j’avais en tête. J’ai alors hésité, mais comme mon producteur François-Pierre Clavel, qui venait de mourir, portait le même non qu’elle, j’y ai vu un signe. Ce fut une rencontre foudroyante. Manon est quelqu’un d’extrêmement lumineux – ce dont j’avais besoin pour ne pas emmener le film dans trop de noirceur – et avec une grande profondeur. Elle a aussi cette capacité à passer du rire aux larmes en un instant et à susciter une empathie immédiate.

Nous avons travaillé avec une coordinatrice d’intimité. Toutes les scènes d’intimité étaient donc extrêmement chorégraphiées pour que tout le monde se sente à l’aise.

Cet humour que vous évoquez occupe une place essentielle dans le récit…

Oui, car un tel film sans humour, ce serait l’horreur ! Cet humour n’a d’ailleurs rien d’artificiel. Il naît du regard de Kika qui n’en revient pas de ce qu’elle vit. Pour gagner de l’argent, elle a choisi de faire le métier le plus éloigné d’elle. Alors qu’elle est habituée à faire du bien aux gens, elle va leur faire du mal parce que ça la divertit.

Pourquoi avoir choisi Colin Lévêque pour signer la photographie de ce film ?

Nous avions déjà tourné Palma ensemble, et j’avais toute confiance en lui. Sur Kika, il a fait des miracles alors qu’on avait peu de moyens. Un reflet de lampe et il vous fait une image de dingue ! Mais surtout, comme il y avait beaucoup de scènes d’intimité, j’avais besoin d’être sûre de son regard. Que ce ne soit pas un regard qui sexualise. Quand on choisit les gens avec qui on travaille, ce n’est pas uniquement pour leur talent, c’est aussi pour leur personnalité.

Comment avez-vous travaillé les scènes d’intimité ?

Je ne voulais pas réaliser un film voyeuriste, ni aller vers tous les clichés du BDSM, avec le cuir et le latex. Il était évident que la plupart des choses allaient se passer au son, hors champ, afin qu’on ne bascule jamais dans le sensationnalisme ou le masturbatoire. Nous avons travaillé avec une coordinatrice d’intimité. Toutes ces scènes étaient donc extrêmement chorégraphiées pour que tout le monde se sente à l’aise. Du fait de ma position d’autorité, je ne voulais rien imposer. Ça aurait été un contresens absolu par rapport à ce que Kika raconte.

Les coupes que vous évoquiez à l’écriture se sont-elles poursuivies à la table de montage ?

Agnès Bruckert a monté tous mes documentaires. Heureusement que nous nous connaissons aussi bien car nos premiers montages faisaient trois heures cinquante avec des scènes qui étaient, selon nous, de bonnes scènes que nous n’avions aucune envie de couper. Il y avait, par exemple, au moins une heure et demie sur Kika et son histoire d’amour avec David avant qu’il ne meure brutalement. Nous aurions pu faire Kika 1 et Kika 2. La question s’est même posée avec mes producteurs. Mais ça a été une sage décision de renoncer. Nous avons donc continué à beaucoup couper. Et notamment énormément de scènes où il y avait trop de blagues. Je pense que je n’assumais pas que Kika soit, au fond, un film triste. J’ai aussi beaucoup réduit tout le début du récit pour renforcer le côté succession de coups durs qui arrivent au personnage. J’ai même failli appeler le film Escadrille en référence à la fameuse phrase de Jacques Chirac : « Les emmerdes ça vole toujours en escadrille ! » (Rires.)
 

KIKA

Affiche de « KIKA »
Kika Condor

Réalisation : Alexe Poukine
Scénario : Alexe Poukine et Thomas Van Zuylen
Production : Kidam et Wrong Men
Distribution : Condor Distribution
Ventes internationales : Totem Films
Sortie le 12 novembre 2025

Soutiens sélectifs du CNC : Avance sur recettes après réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025), Aide au développement d'œuvres cinématographiques de longue durée