EURODOC, 25 ans d’Histoire(s)

EURODOC, 25 ans d’Histoire(s)

24 juin 2024
Cinéma
"Knit's Island" d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualch’h, développé dans le cadre d'EURODOC19 Les Films Invisibles

Depuis 1999, EURODOC forme les productrices et producteurs à la coproduction du documentaire de création à travers l’Europe. À l’occasion du Sunny Side of the Doc, Nora Philippe, directrice de la structure, revient sur la genèse et les missions de ce programme itinérant qui accompagne les mutations des filières cinématographiques et audiovisuelles européennes depuis un quart de siècle. Entretien.


À quoi répondait la création d’EURODOC il y a 25 ans ?

Nora Philippe : EURODOC est né sous l’impulsion de deux producteurs français, Jacques Bidou et Anne-Marie Luccioni. Tous deux possèdent alors une solide expérience dans la coproduction européenne et internationale. Ils sont notamment passés par le programme EAVE – European Audiovisual Entrepreneurs –, dédié essentiellement aux producteurs de fiction. À l’époque, le projet culturel européen est en pleine expansion et rebat les cartes du paysage audiovisuel. La chaîne franco-allemande Arte se développe dans ce paysage en mutation, mais rien n’existe encore en matière de formation à la production documentaire dans un prisme international. C’est donc dans ce contexte que s’inscrit la genèse d’EURODOC : Jacques Bidou et Anne-Marie Luccioni décident d’accompagner le volet culturel et cinématographique du projet européen en dotant les productrices et producteurs de documentaires à la fois de moyens pour s’y intégrer (expertises légales, financières…) et d’un réseau de professionnels avec qui produire et coproduire en Europe. Dès le départ, l’objectif est clair : s’adresser à des productrices et producteurs qui développent un projet de long métrage documentaire, qui désirent apprendre à coproduire à l’international et qui tiennent à voir exister le documentaire de création à la télévision et pas seulement en salles. Dans sa méthodologie, le programme a toujours formé les professionnels à travers une approche pragmatique, transgénérationnelle et transnationale.

Comment un tel programme se met en place ?

Très rapidement, Jacques Bidou et Anne-Marie Luccioni sont rejoints par d’autres pairs venant principalement d’Europe de l’Ouest (Autriche, Allemagne, Portugal, Belgique…). Ce consortium se crée et façonne un nouvel espace de création et de collaboration, qui s’agrandit chaque année. Dès sa naissance, le programme est pensé comme un dispositif itinérant afin de s’adapter aux réalités nationales et transrégionales européennes. EURODOC n'a jamais cessé d’être à l’écoute des mutations du continent et de la façon dont les cartographies du documentaire ont pu se reconfigurer au fil de la construction européenne. Quand l’Union a accueilli de nouveaux membres, les équipes d’EURODOC ont prêté une attention particulière à intégrer les professionnels de ces pays dans le programme et notamment les professionnels des pays classés LCC (Low capacity countries, c’est-à-dire des pays à faible capacité de production). Dans cette entreprise, EURODOC bénéficie du soutien majeur du programme MEDIA Creative Europe, son partenaire financier le plus important depuis vingt ans.

La cinéaste Kaouther Ben Hania en masterclass 
La cinéaste Kaouther Ben Hania en masterclass Eurodoc

Comment se décline l’offre de formation proposée par EURODOC ?

Le programme historique de la structure est un programme sélectif et annuel qui s’étend sur huit mois. Il prend la forme de trois sessions en résidence dans trois pays : la première est consacrée à la phase de développement du projet de film, la deuxième à la conception de sa stratégie de production et de coproduction, la troisième aux rencontres professionnelles. Chaque session dure une semaine et réunit désormais trois groupes : le groupe francophone tutoré par le producteur français Jean-Laurent Csinidis (Les Films de Force Majeure), le groupe anglophone mené par le producteur allemand Heino Deckert (Ma.ja.de) et le groupe hispanophone créé cette année, dont le tutorat est assuré par la productrice argentine Gema Juarez Allen (Gema Films). La première session du programme 2024 a eu lieu en mars, à Weimar (Allemagne) avec l’appui du fonds régional MDM ; la deuxième ce mois de juin à Édimbourg (Écosse) en partenariat avec Screen Scotland et le Scottish Documentary Institute ; la troisième va se tenir en octobre, à Lille (France), avec le soutien de Pictanovo. Cette nouvelle édition rassemble 40 participants dont 70 % sont européens et 30 % extra-européens. Au total, 23 nationalités et 4 continents y sont représentés. Une richesse culturelle permise aussi par des fonds régionaux ou nationaux qui s’engagent chaque année pour la formation de leur propre filière. Aujourd’hui, le réseau EURODOC compte environ 1600 membres de 75 pays différents.

EURODOC n'a jamais cessé d’être à l’écoute des mutations du continent et de la façon dont les cartographies du documentaire ont pu se reconfigurer au fil de la construction européenne. 

De quelle manière sélectionnez-vous les participants ?

Le comité de sélection d’EURODOC – composé de nos tuteurs et de producteurs invités – statue selon la qualité artistique du projet et son potentiel de distribution à l’international. Parmi les autres critères d’éligibilité : les candidats doivent avoir produit, a minima, un long métrage documentaire en tant que production déléguée. Les participants se situent tous à un moment charnière de leur carrière (producteurs issus de sociétés de production établies dans le paysage cinématographique qui décident de fonder leur propre structure ; producteurs issus de l’audiovisuel désireux de défendre une ligne éditoriale davantage cinéma, etc.) Le genre documentaire et ses financements étant infiniment pluriels et complexes, nous sommes soucieux de varier les profils et les modèles de production au sein des cohortes : gérants d’entreprise, producteurs indépendants, producteurs avec une fibre commerciale ou qui cultivent une appétence pour l’animation, producteurs natifs de pays qui ne disposent pas d'infrastructures ou d’institutions solides en la matière…

EURODOC propose aussi des formations courtes. En quoi consistent-elles ?

Il s’agit de deux types de programmes : d’un côté les ateliers locaux, de l’autre ceux tournés autour de géographies spécifiques. Tous durent une semaine et accueillent entre 12 et 14 participants, parmi lesquels des représentants d’institutions et de médias qui viennent se former. Les ateliers locaux se tiennent en parallèle de notre programme annuel et permettent à des producteurs des pays hôtes du programme de suivre la session organisée dans leur pays. Concernant ceux consacrés à des géographies particulières, nous proposons les ateliers EURODOC MED et EURODOC CARAÏBE. Le premier est dédié aux producteurs de la rive nord et de la rive sud de la Méditerranée, en partenariat avec Corsica.doc à Ajaccio. Ici, nous travaillons à créer des synergies entre le monde arabe et les régions méridionales de France et d’Europe, car les savoir-faire et réseaux de coopération y sont spécifiques. Le deuxième a notamment pour objectif de répondre, à notre échelle, au manque de représentativité de la Caraïbe sur le marché du documentaire international. Il s’y développe des projets documentaires ambitieux, d’autant qu'il s'agit d'une région-clé dans l’histoire globale des derniers siècles. Située entre l’Amérique du Nord et l’Amérique du Sud, avec des attaches européennes multiples, la région possède, à ce titre, des potentiels incroyables de coproduction. Parmi nos formations, nous proposons aussi un programme en ligne en appui du programme annuel dont le but est d’approfondir certaines thématiques comme l’écoproduction, la production d’impact, le développement de carrière, les usages et innovations de l’IA générative, la production de films avec archives…

Plus de 320 coproductions sont nées du réseau EURODOC. Environ 50 % d’entre elles ont été sélectionnées dans des festivals majeurs et 30 % primées. 

Comment fonctionne le système de tutorat mis en place par EURODOC ?

Les tutrices et tuteurs de notre programme annuel sont des producteurs et productrices très aguerris, et des alumnis d’EURODOC. En parallèle, dans les ateliers locaux, nous convions des tuteurs choisis en fonction de leur expérience de production dans la région et de leurs attaches culturelles et linguistiques. Rappelons qu’EURODOC est une formation polyglotte qui navigue entre le français, l’anglais et l’espagnol mais qui propose aussi des consultations individuelles arabophones, lusophones, germanophones ou italianophones.

EURODOC s’est récemment associé à Series Mania Institute pour imaginer une formation dédiée à la série documentaire. En quoi est-il important d’accompagner sa coproduction à travers un atelier spécifique ?

Cette formation est née de plusieurs constats, à la fois chez EURODOC, dans l’écosystème global du documentaire, et chez Series Mania Institute. Ces dernières années, nous avons en effet reçu de plus en plus de candidatures de projets de séries. Certains projets de longs métrages se sont aussi transformés en séries au cours du travail de développement mené dans nos ateliers. En parallèle, lors de nos ateliers courts réalisés à la demande, notamment autour des documentaires produits pour les plateformes (Instagram, Snapchat, YouTube, Discord…), nous avons observé une multitude de projets très divers dans les formats et les tonalités. Nous sommes dans un moment d’invention incroyable. Et puis, l’appétence du public pour ce format n’est plus à démontrer : la série documentaire est devenue un marché en soi pour les plateformes et les chaînes de télévision, qui sont à la recherche de contenus à produire et coproduire. Or, la production d’une série documentaire mobilise des équipes (notamment de scénaristes), des budgets et des process conséquents. Et quand il y a coproduction internationale, la collaboration entre diffuseurs est également spécifique. C‘est donc une gymnastique à maîtriser, au sein d’un marché en constante évolution. Les producteurs et productrices ont besoin de renforcer leurs outils pour réaffirmer le fait que la série documentaire est un espace d’innovation et de création, de surcroît propice à tout traitement (y compris cinéma du réel, observationnel), tout type d’histoire et de « sujet » (et pas seulement le fait divers, les personnalités ou le sport…).

Une séance de tutotat 
Une séance de tutotat Eurodoc - Stanislaw Loba

Comment cet atelier va-t-il se structurer ?

L’appel à candidatures se termine le 30 juin. La formation est ouverte aux francophones et va se tenir en septembre dans les locaux de Series Mania Institute, à Lille. Son tutorat va être assuré par la productrice française Elodie Polo Ackermann (Imagissime). Pendant l'atelier, les stratégies de développement, de production et de coproduction vont être abordées sur projets. Avec une particularité : la présence de diffuseurs tout au long du programme. Ceux-ci vont être amenés à rencontrer les participants et à leur présenter leur politique documentaire. Nous allons aussi inviter des mentors comme la réalisatrice Ovidie, qui va présenter sa web-série Libres !, un exemple de série documentaire particulièrement innovante et profondément d’intérêt public.

Comment expliquer la singularité de la coproduction de documentaires et particulièrement celle du réseau EURODOC ?

Au fil des années, au sein de nos programmes, nous observons des stratégies de coproduction différentes selon les profils de production, les pays d’origine et le projet développé. Il peut évidemment s’agir d’une question de survie pour les producteurs issus de pays à faible capacité de production, ou en contexte de conflit, tel que l’Ukraine actuellement ; ou encore d’une stratégie de distribution, puisque les données montrent qu’un film coproduit à l’international a plus de chances de connaître une distribution internationale. Mais les productrices et producteurs qui rejoignent EURODOC portent en eux un regard multiculturel, que nous valorisons. Ces professionnels ne coproduisent pas uniquement pour des raisons financières – bien sûr le nerf de la guerre – mais pour donner une visée transnationale à leur travail et à leurs films. Enfin, nous abordons constamment les problématiques d’éthique et d’équilibre des parties dans la coproduction, notamment dans la coproduction Nord-Sud, et travaillons activement à ce qu’EURODOC soit un laboratoire d’idées et de bonnes pratiques sur le sujet (y compris en renforçant les outils et réseaux spécifiques à la coproduction Sud-Sud).

Combien de coproductions sont nées du réseau EURODOC ?

Plus de 320 œuvres. Environ 50 % d’entre elles ont été sélectionnées dans des festivals majeurs et 30 % primées. Citons La Mère de tous les mensonges d’Asmae El Moudir (Insightfilms, Fig Leaf Studio), prix de la mise en scène à Un Certain Regard 2023, et par ailleurs Œil d’or du documentaire la même année à Cannes, prix partagé avec Les Filles d’Olfa de Kaouther Ben Hania – dont le film Le Challat de Tunis, produit par Habib Attia et coproduit par Julie Paratian, avait été développé à EURODOC. Je pense aussi à Knit’s Island d’Ekiem Barbier, Guilhem Causse et Quentin L’helgoualch’h (Les Films Invisibles), primé aux Rencontres Internationales du Documentaire de Montréal (Canada) et à Visions du réel (Nyon) en 2023. Notons aussi deux projets EURODOC ukrainiens qui ont récemment eu leur première mondiale : A Picture to Remember d’Olga Chernykh (Real Pictures et Lu Films) à l’IFDA Amsterdam en 2023 [qui a notamment obtenu le Fonds de solidarité européen pour les films ukrainiens – Ndlr] ; et Intercepted d’Oksana Karpovych (Hutong Productions, Les Films Cosmos, Moon Man) à la Berlinale 2024. De nombreuses coproductions EURODOC ont par ailleurs bénéficié de l’Aide aux cinémas du monde du CNC et de l’Institut français. Je pense dernièrement à la coproduction franco-géorgienne Kartli de Tamar Kalandadze et Julien Pebrel (Sakdoc Films, Habilis Productions). Ces cinémas du monde font partie de l’ADN d’EURODOC depuis toujours.

Quels chantiers attendent EURODOC prochainement ?

Ils sont nombreux, à l'image de la constante évolution de notre secteur. Nous avons prévu de reconduire l’atelier dédié à la série documentaire l’année prochaine. Nous travaillons à la reconduite des programmes EURODOC MED et EURODOC CARAÏBE avec de nouveaux partenaires. Nous souhaitons étoffer nos programmes courts et en ligne, et leur offrir davantage de déclinaisons linguistiques. Nous proposons également, pour la première fois dans l’histoire d’EURODOC et en partenariat avec Festival Scope, un accès gratuit à des films passés par notre programme, accompagnés de rencontres en ligne avec les équipes. Nous continuons de renforcer notre politique d’octroi de bourses, pour les producteurs et productrices issus de pays LCC en Europe, et pour les professionnels des pays ACP (Afrique-Caraïbe-Pacifique). Alors même que toutes les enquêtes récentes témoignent d’un besoin croissant et pluriforme en formation, de l’aveu même des professionnels, nous constatons aussi les freins financiers importants que la majorité d’entre eux rencontrent pour se former. Produire du documentaire est un métier qui requiert de plus en plus de compétences et de savoirs : vous êtes dans une même journée consultant scénario, avocat, psychologue, comptable, commercial, diplomate, référent VHSS (Violences et harcèlement sexistes et sexuels), éco-manager, employeur bien sûr, garant de la diversité et de l'inclusion, ainsi que pilote de votre société.… Nous intégrons de plus en plus de modules sur l’éco-responsabilité et la décarbonation de la filière, sur les moyens de lutte contre les discriminations dans notre secteur, sur la planification stratégique de carrière, sur la santé mentale aussi, un enjeu important dans nos métiers. Notre mission est de former et de mettre en réseau des professionnels qui vont incarner, et défendre, la diversité immense du documentaire auprès des publics d’Europe et du monde.

Eurodoc bénéficie du soutien du CNC.