Guillaume Senez : « Je ne voulais pas raconter le monde du travail mais ses répercussions sur nos vies quotidiennes »

Guillaume Senez : « Je ne voulais pas raconter le monde du travail mais ses répercussions sur nos vies quotidiennes »

04 octobre 2018
Nos batailles de Guillaume Senez (Photo Laetitia Dosch, Romain Duris)
"Nos batailles" de Guillaume Senez (Photo Laetitia Dosch, Romain Duris) 2018 Iota Production, LFP, Les Films Pelléas, RTBF, Auvergne Rhône Alpes Cinéma

Révélé par Keeper, le réalisateur belge raconte dans Nos batailles le drame vécu par un contremaître qui voit un beau jour sa femme disparaître sans un mot d’explication. Il nous explique l’élaboration de ce film et sa singulière méthode de travail avec ses comédiens et techniciens.


Quand et comment est née l’idée de Nos batailles ?

L’élément déclencheur en a été la séparation avec la mère de mes enfants un an avant le tournage de Keeper. Et le flot de questionnements et de peurs qui m’a alors submergé.  Qu’est-ce qui se passerait, par exemple, si la mère de mes enfants décidait de partir à l’autre bout du monde ou s’il lui arrivait quelque chose ? Ces remises en question personnelles m’ont conduit à l’écriture de ce scénario autour de cet équilibre entre responsabilité parentale et engagements professionnels que cherche mon personnage central.

Vous auriez alors pu faire évoluer celui-ci dans un milieu artistique. Pourquoi avoir choisi d’en faire un chef d’équipe au sein d’un entrepôt d’emballage ?

Quand j’écris, je finis toujours par m’éloigner de moi. Et je ne me voyais pas construire un film sur un réalisateur dans le milieu du cinéma. L’idée force était ici de parler de la notion d’engagement et de raconter non pas le monde du travail en lui-même mais ses répercussions sur nos vies quotidiennes. Car on ne laisse pas ses problèmes sur le pas de la porte : on mange avec, on dort avec…

Alors, logiquement, avec ma co-scénariste Raphaëlle Desplechin, on a cherché l’endroit où tout cela coinçait le plus et on est arrivé à ce capitalisme 2.0 qui place les gens dans une précarisation extrême entre contrats intérimaires et horaires impossibles. Cela nous a vite semblé constituer la nappe phréatique idéale pour notre récit.

D’autant plus que vous placez votre personnage de contremaître syndiqué dans une position difficilement tenable, pile entre le marteau et l’enclume, entre les cols blancs qui lui demandent des résultats au mépris de la condition de travail des salariés et les cols bleus qu’il défend mais aux yeux desquels il peut vite passer pour un traître…

Je ne nie pas notre regard pessimiste sur ce monde. Mais avec Nos batailles, je tenais pourtant à m’éloigner de ce cinéma purement social avec lequel j’ai grandi, des frères Dardenne à Ken Loach. J’avais d’abord envie de faire partager une émotion et ensuite de provoquer une réflexion. Il fallait donc emmener de la complexité et ne pas se contenter de la simple dénonciation hiérarchique et sociale à laquelle on peut s’attendre quand on voit le début du film.

Car Nos batailles se vit aussi comme un suspense où on se demande jusqu’à la dernière seconde si ce contremaître va retrouver sa femme partie un beau jour sans explication et le laissant seul avec leurs enfants…

Toute la dramaturgie de Nos batailles est construite dans le but de créer cette émotion chez le spectateur. Et pour cela, j’ai voulu un récit évoluant dans différents univers successifs qui finissent par se mêler : le suspense que vous évoquez, le film social, le mélo, le suspense… J’ai en permanence cherché à casser les codes pour éviter d’aller où tout semble nous conduire. Et cette logique vaut pour la direction d’acteurs, les costumes, la musique, les choix de cadres où j’évite au maximum les classiques champs-contre-champs…

A quel moment avez-vous pensé à Romain Duris pour incarner le personnage principal de Nos batailles ?

Je ne réfléchis au casting qu’une fois que ma structure narrative tient la route. Et en discutant avec mes producteurs, le nom de Romain s’est vite imposé. Je suis son travail depuis toujours et je sais donc qu’il aime s’aventurer sur des terrains pas évidents et se renouveler en faisant montre d’une vraie créativité. Je me doutais donc de sa capacité à travailler sans filet et de se mettre en danger, ce que ma méthode avec les acteurs exige.

Pouvez-vous nous la décrire ?

Si tout est écrit, je ne donne jamais mes dialogues aux acteurs. Ils connaissent l’histoire, leurs personnages et les enjeux. Et à partir de là, on se lance dans des improvisations où petit à petit je les guide et les accompagne jusqu’au texte. C’est un vrai travail collectif où ils doivent très vite me faire confiance.

Ce travail a lieu en amont du tournage ou directement sur le plateau ?

Sur le plateau en lui-même. En amont, mon travail consiste à les aider à trouver leurs différents personnages.  On discute, on regarde des films… Puis une fois sur le plateau arrive le temps des improvisations où on se rend souvent compte que sur certaines scènes les dialogues ont finalement peu d’importance. Même si à l’arrivée le scénario écrit et le film terminé se révèlent extrêmement proches.

Cela nécessite une équipe technique aux aguets pour suivre chacune de ces évolutions…

C’est exactement l’idée : suivre le mouvement et ne jamais l’anticiper. Et plus je donne en effet de la liberté à mes comédiens, plus j’amène en effet de la contrainte voire de véritables casse-têtes à mes techniciens. Mais je suis très fidèle dans le travail. Donc on se connaît tous parfaitement et je sais que cette méthode les excite. Cette idée de ne jamais se répéter et de travailler vraiment ensemble pour aller tous dans le sens du film. Avec cette certitude qu’à plusieurs, on a plus d’idées que tout seul.

Est-ce que le montage réécrit beaucoup ce travail collectif ?

Oui, là encore, les choses bougent, évoluent. Avec ma monteuse Julie Brenta, on a surtout fait attention à respecter plusieurs équilibres : susciter de l’empathie envers chaque personnage sans en privilégier aucun et montrer autant celui de Romain au cœur de sa famille qu’au travail. Tout cela se joue sur rien. Mais si ces équilibres ne sont pas respectés, c’est tout le film et la quête d’émotions qui m’anime qui en auraient pâti.

Nos batailles

Nos batailles a bénéficié de l'avance sur recettes après réalisation du CNC ainsi que de l'aide sélective à la distribution (aide au programme) . Le film est sorti le 3 octobre au cinéma.