Juliette Lepoutre : « Le Rire et le Couteau est le film le plus original jamais produit par Still Moving »

Juliette Lepoutre : « Le Rire et le Couteau est le film le plus original jamais produit par Still Moving »

08 juillet 2025
Cinéma
Le Rire et le couteau
"Le Rire et le couteau" réalisé par Pedro Pinho Météore Films

Primé dans la section Un Certain Regard à Cannes, le nouveau long métrage du Portugais Pedro Pinho suit les pas d’un ingénieur environnemental venu travailler à la construction d’une route en Guinée-Bissau. Juliette Lepoutre, cofondatrice avec Pierre Menahem de la société de production Still Moving, raconte le processus de fabrication de cette singulière fresque de 3 h 30, sensuelle et politique, où il est question de déconstruction, du néocolonialisme, du patriarcat et des normes de genre.


Quand entendez-vous parler pour la première fois du film de Pedro Pinho ?

Juliette Lepoutre : Assez tôt, alors que le scénario est encore en cours d’écriture, à Cannes en mai 2016. Still Moving avait déjà travaillé avec le collectif Terratreme [société de production portugaise, ndlr] auquel appartenait alors Pedro Pinho et nous connaissions très bien João Matos, le producteur de tous ces réalisateurs. Cela faisait d’ailleurs un petit moment qu’il me parlait d’un projet qui pourrait nous intéresser et c’est à ce rendez-vous qu’il nous a présenté Pedro Pinho ainsi que Tiago Hespanha, lui-même cinéaste, et qui a été tout à la fois producteur et premier assistant sur Le Rire et le Couteau. Nous avons passé deux heures à parler du projet. Lors de ce premier échange, Pedro Pinho nous a notamment expliqué qu’il avait déjà réalisé des courts métrages en Afrique de l’Ouest où allait se dérouler l’action de son film. Il a aussi tout de suite précisé que le film serait long. Mais pour avoir produit le cinéaste hongrois Béla Tarr, cela ne me faisait pas peur ! (Rires.) Cette rencontre a en tout cas suffi pour nous embarquer dans l’aventure. Pedro Pinho nous a envoyé une première version de son scénario quelques semaines plus tard.

Quelle a été votre première réaction ?

Ce travail collectif – comme tous les projets de Terratreme – coécrit à dix faisait plus de 200 pages. Avec Pierre Menahem, nous l’avons lu d’une traite. L’originalité du projet nous a impressionné. Tout comme la sensation de n’avoir jamais rien lu de tel. Les dialogues étaient trop longs, certes, mais l’essentiel était là. Nous avons travaillé, fait des retours pendant un an pour restructurer le scénario, resserrer les dialogues, avant de le présenter à des commissions pour le financer.

Qu’ont-elles pensé du projet ?

Nous avons commencé par demander l’Aide à la coproduction aux œuvres cinématographiques franco-portugaises du CNC mais nous ne l’avons pas décrochée du premier coup. Pedro Pinho nous a alors proposé de travailler avec un de ses étudiants suisses, Paul Choquet, afin d’écrire une version française plus aboutie. Car si tout paraît improvisé quand on voit le film, rien ne l’est à commencer par les dialogues tous extrêmement écrits. Avec cette nouvelle version, nous avons obtenu l’Aide à la coproduction franco-portugaise puis l’Aide aux cinémas du monde. Dès cette étape, nous avions à nos côtés un vendeur international et un distributeur français, Météore Films, qui avait déjà distribué L’Usine de rien (2017), le troisième film de Pedro Pinho. Nous avions besoin de partenaires solides qui connaissaient le travail du réalisateur, à même de comprendre ce projet et ce qu’il impliquait.

Ce travail collectif – comme tous les projets de Terratreme – coécrit à dix faisait plus de 200 pages. Avec Pierre Menahem, nous l’avons lu d’une traite. L’originalité du projet nous a impressionné. Tout comme la sensation de n’avoir jamais rien lu de tel.
Juliette Lepoutre
Productrice

Le Rire est le Couteau est une coproduction entre le Portugal, le Brésil, la Roumanie et la France. Connaissiez-vous vos différents partenaires avant de vous lancer ?

Certains d’entre eux. Nous avions collaboré avec la Brésilienne Tatiana Leite (Bubbles Project) sur tous les films de Julia Murat (Historias). Et Tatiana connaissait très bien Tiago Hespanha et João Matos car elle a l’habitude de travailler avec le Portugal. En revanche, je n’avais jamais rencontré Radu Stancu (DeFilms), le producteur roumain qui nous a rejoint un peu plus tard pour tourner une partie du film en 35 mm, un désir que Pedro Pinho a exprimé très tôt. Nous avions aussi intégré très en amont qu’une fois sur le plateau, Tiago Hespanha lâcherait sa casquette de producteur pour celle de premier assistant. C’est pourquoi nous avons demandé à Filipa Reis (Uma Pedra no Sapato) de nous rejoindre. Elle est aussi réalisatrice et nous la connaissions très bien car nous avions été les vendeurs internationaux de son premier long, Djon Africa, qu’elle avait cosigné avec João Miller Guerra. Dès qu’elle est arrivée à bord, Filipa Reis a organisé trois week-ends où nous nous sommes tous – producteurs puis acteurs et techniciens – retrouvés à Lisbonne pour travailler, dîner, prendre des bains de minuit… Nous arrivions chacun avec notre culture et notre vision des choses et ces week-ends ont créé une équipe soudée. Le lien qui nous unissait nous a permis de tenir en dépit des difficultés inhérentes à un tournage dans différents lieux d’Afrique de l’Ouest pendant près de six mois.

Comment avez-vous constitué la partie française de l’équipe technique ?

Il fallait trouver des personnes capables de s’engager sur un tournage au long cours que nous devinions riche en péripéties. Nous avons donc décidé de faire appel à des personnalités atypiques venant par exemple d’autres secteurs que celui de la fiction. Pour le son, Jules Valeur nous a été conseillé par une réalisatrice de documentaire car il avait déjà travaillé en Afrique. Pour les postes de chefs déco et costumes, nous avons fait appel à Livia Lattanzio ainsi qu’à Camille Lemonnier qui vient du théâtre et n’avait jamais fait de cinéma. Ces rencontres se sont déroulées via Zoom, car nous étions en pleine pandémie. Ce n’était pas le plus évident pour essayer de deviner si ces personnes avaient une maturité suffisamment grande pour partir plusieurs mois dans des conditions difficiles. Livia et Camille se sont partagé le travail avec la Portugaise Ana Meleiro. Quand deux d’entre elles étaient sur le plateau, la troisième préparait les costumes de son côté et vice versa.

 

Avez-vous assisté au tournage ?

Non hélas car la période, en toute fin de Covid – qui nous avait déjà obligés à repousser deux fois le tournage – était particulière pour moi. Nous sortions tout juste du tournage de Fièvre méditerranéenne de Maha Haj et nous devions enchaîner avec celui de Tiger Stripes d’Amanda Nell Eu. Et ce en parallèle de la présentation de Plumes d’Omar El Zohairy à Cannes. Alors que j’essaie toujours d’être présente en toute fin de préparation et au début de tournage de nos projets, j’ai pris la décision de renoncer. Au moment où cela aurait été possible, nous étions en fin de tournage, en Mauritanie et en Guinée-Bissau. Il y avait énormément d’enjeux stratégiques et géopolitiques à gérer. J’étais donc plus utile à Paris.

Quels types d’enjeux ?

Pour ne prendre qu’un exemple : tourner en Mauritanie est extrêmement compliqué. Nous avons souvent dû décider des choses à la dernière minute, notamment la fois où la plupart des membres de l’équipe ont loupé leur vol et où il a fallu faire venir un minibus, le matériel (lumières, caméras…) étant, lui, arrivé de France par camion. Nous avons tourné une semaine sur place, pas plus, et nous sommes ensuite partis à Dakar et en Guinée-Bissau. Pedro Pinho voulait tourner en Mauritanie car, au fil de ses voyages depuis Lisbonne pour ses courts métrages, il avait découvert que se trouvait dans le Sahara occidental la plus grosse poubelle de carrosserie d’Europe, qu’il avait envie de filmer. Mais lorsque nous sommes arrivés, elle n’existait plus. Et nous ne savons toujours pas où elle a été déplacée !

Le film est tourné en 35 mm, en 16 mm et en numérique. Avec la somme de rushes, nous savions que le travail de montage allait être très long. Au total, il s’est étalé sur plus de deux ans. 
Juliette Lepoutre
Productrice

Avec près de six mois de tournage, le montage du Rire et le Couteau a-t-il aussi été un travail extrêmement complexe ?

Le film est tourné en 35 mm, en 16 mm et en numérique. Avec la somme de rushes, nous savions que le travail de montage allait être très long. Au total, il s’est étalé sur plus de deux ans. Claudia Rita Oliveira – qui avait travaillé sur L’Usine de rien – a commencé le dérushage qui a duré aussi longtemps que le temps de montage d’un film classique. Au fil des mois, une deuxième monteuse, Rita M. Pestana, l’a rejointe. Avec Pierre Menahem, nous avons été très présents à cette étape, nous nous sommes beaucoup déplacés à Lisbonne. Le premier montage faisait douze heures ! Un bout à bout de scènes, plus qu’un montage à proprement parler. Il était donc complexe de donner nos retours précis mais nous sentions que nous nous trouvions devant un film potentiellement extraordinaire. Il fallait cependant passer à la vitesse supérieure pour réduire cette durée. C’est pour cela qu’une nouvelle monteuse est arrivée : la Brésilienne Karen Akerman, qui avait notamment monté Fièvre de Maya Darin que nous avions coproduit. Ce travail de très longue haleine était tourné vers un objectif : être prêt en temps et en heure afin d’avoir une version au Festival de Cannes. La sélection officielle nous paraissait indispensable pour ce type de projet atypique. Une fois cette version obtenue, j’ai d’ailleurs appelé Thierry Frémaux pour lui dire qu’il ne pouvait pas passer à côté de ce film !

Sélectionné à Un Certain Regard, Le Rire et le Couteau est reparti avec le prix d’interprétation féminine pour Cleo Diára. Comment avez-vous vécu ce festival ?

Nous n’aurions pas pu rêver meilleur accueil et tremplin pour ce qui représente ce mercredi 9 juillet 2025, jour de sa sortie, la plus grande combinaison de salles françaises pour l’une de nos productions. Mais, en amont, ce fut un combat. Il existe en effet une version du film plus longue. Nous nous sommes tous battu pour convaincre Pedro Pinho que, pour pouvoir faire exister Le Rire et le Couteau à Cannes puis en salles, il fallait une version de 3 h 30 maximum. Nous lui avons expliqué que nous lui avions laissé une entière liberté sur tout le projet, mais qu’il devait nous faire confiance sur cet aspect. Cela n’a pas été simple mais nous y avons tous gagné. Le prix cannois a été la plus belle des cerises sur ce merveilleux gâteau !

Le Rire et le couteau

Le Rire et le couteau Météores Films

Réalisation : Pedro Pinho 
Scénario : Pedro Pinho, Miguel Seabra Lopes, José Filipe Costa, Luísa Homem, Marta Lança, Miguel Carmo, Tiago Hespanha, Leonor Noivo, Luís Miguel Correia et Paul Choquet 
Production française : Still Moving 
Distribution : Météore Films
Ventes internationales : Paradise City
Sortie le 9 juillet 2025

Soutiens sélectifs du CNC : Aide aux cinémas du monde avant réalisation ; Aide franco-portugaise ; Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025)