"La Fameuse invasion des ours en Sicile" : anatomie d’une adaptation

"La Fameuse invasion des ours en Sicile" : anatomie d’une adaptation

07 octobre 2019
Cinéma
La Fameuse invasion des ours en Sicile
"La Fameuse invasion des ours en Sicile" Prima Linea Productions
Publié en 1945, le roman jeunesse de Dino Buzzati fait l’objet d’une adaptation en long métrage d’animation, en salles le 9 octobre. Thomas Bidegain, Jean-Luc Fromental (scénaristes) et Lorenzo Mattotti (scénariste et réalisateur) nous racontent le processus de création et d’écriture de ce film.

Commençons par le commencement : comment est né ce projet d’adaptation du roman jeunesse de Dino Buzzati ?

Lorenzo Mattotti : Dino Buzzati et son œuvre font partie de ma culture. C’est un auteur très important pour moi : j’aime ses histoires, ses dessins, sa façon de raconter…

Je me suis toujours demandé pourquoi ce livre-là, La Fameuse invasion de la Sicile par les ours, n’avait pas été adapté. J’y voyais un fort potentiel, pour un film d’animation : il y a des éléments spectaculaires, beaucoup de fantaisie et une grande histoire épique, avec un sujet très profond.

J’ai proposé à la productrice Valérie Schermann de l’adapter en long métrage. L’idée l’a intéressée, et le projet a alors démarré.

Obtenir les droits d’adaptation de l’œuvre a-t-il été compliqué ?

Lorenzo Mattotti : Oui ! La première fois, cela nous a été refusé, car les projets d’adaptation au cinéma de l’œuvre de Buzzati étaient alors automatiquement refusés par les ayants droit. Puis on a réessayé, avec Valérie, cinq ou six ans après. J’ai rencontré Almerina Buzzati, la veuve de Dino Buzzati. Je lui ai montré mon travail et suis arrivé à gagner sa confiance. Elle a compris que j’allais être le plus fidèle possible au roman. Pour le clin d’œil, nous avons d’ailleurs donné le nom d’Almerina au personnage féminin du film !

Thomas Bidegain et Jean-Luc Fromental, quel était votre rapport à l’œuvre de Buzzati et comment êtes-vous entrés sur ce projet d’adaptation ?

Thomas Bidegain : J’avais lu La Fameuse invasion de la Sicile par les ours quand j’avais 12 ou 13 ans. Je l’avais trouvé merveilleux et j’en gardais un excellent souvenir. C’est vraiment un roman qui m’avait marqué. Et puis un jour, je reçois un coup de téléphone de Valérie Schermann, qui me propose d’adapter ce livre. C’était miraculeux ! Je ne l’avais pas relu depuis 30 ans, mais j’ai tout de suite été séduit par l’idée.

Jean-Luc Fromental :  Pour moi, Buzzati est un auteur important de la littérature italienne. On m’a parlé de ce projet d’adaptation plus tôt, alors que je travaillais sur « Loulou, l’incroyable secret ». J’ai dit oui tout de suite, mais sans savoir que j’allais finalement travailler avec un coscénariste. C’est très intéressant, car j’appartiens en grande partie au monde de l’édition et du livre. Même si j’ai fait beaucoup de télévision et de cinéma, ce n’est pas vraiment mon univers. Alors que Thomas, lui, est une pure créature du cinéma, il est fait de celluloïde ! [rires] Nous étions donc très complémentaires. Nous n’avons pas été trop de deux pour canaliser un créateur comme Lorenzo, qui a une œuvre pléthorique et qui est un artiste essentiellement solitaire, à la base. C’est un vrai artiste, dans le sens où il suit ses idées, ses penchants…

Thomas Bidegain : Mais le cinéma est un sport collectif !

Jean-Luc Fromental : Exactement. L’idée était donc de lui coller deux ailiers qui soient suffisamment costauds pour l’encadrer dans ce travail-là qui est très particulier, l’adaptation étant très différente de la création pure de scénario.

Quel a été votre premier souci dans ce processus d’adaptation ?

Thomas Bidegain : La Fameuse invasion de la Sicile par les ours est un petit livre très singulier. Il est un peu raconté au fil de la plume, comme s’il s’agissait d’une histoire que l’on raconte à ses enfants le soir. La narration reprend à chaque chapitre, il y a beaucoup de boucles. Il fallait donc trouver, avant tout, une structure, l’architecture du projet et de l’histoire. Ça a été une bonne partie du boulot.

Lorenzo Mattotti : Une chose que j’avais « commandée » à mes coscénaristes, c’était d’essayer de respecter au maximum le livre de Buzzati et sa structure, notamment la première partie. Il fallait essayer de le trahir le moins possible. Evidemment, il est impossible de rester totalement fidèles, mais le jeu était de garder au maximum l’atmosphère, la magie qu’il y a dans le livre.

Jean-Luc Fromental : Il ne fallait pas déshonorer Buzzati. C’était vraiment un impératif, et aucun de nous ne serait venu en se disant « Tiens, on va mettre de bons gags… ». Nous ne voulions pas non plus faire un Disney. Il y a tout chez Buzzati, et on peut tout faire en poussant dans une direction ou une autre. On peut faire « L’Age de glace », si on veut, avec ce livre-là ! Mais ce n’était pas notre volonté.

Thomas Bidegain : C’est un récit qui n’est pas normé ni formaté. Alors que souvent les récits des dessins animés le sont. Ce qui est formidable chez Buzzati, c’est cette idée qu’il y a des légendes souterraines, des récits qui font appel à une mémoire de choses qu’on ne connaît pas. C’est quelque chose, narrativement, que l’on peut retrouver par exemple dans des films comme « Princesse Mononoké » également. Ces légendes souterraines nourrissent la narration et enrichissent les œuvres. Il est également difficile, contrairement aux récits des Disney, de deviner qui est gentil, qui est méchant...

Lorenzo Mattotti : Oui, ce n’est pas une histoire manichéenne.

Le livre est construit en deux grandes parties et le film respecte ce découpage. C’est assez rare, les longs métrages construits ainsi…

Thomas Bidegain :

Le roman de Buzzati ne respecte en effet pas les règles « basiques » qu’on retrouve au cinéma et dans les scénarios. Il les bouleverse.

Le méchant meurt à la moitié du livre… On est restés sur cette ligne, alors que n’importe qui nous aurait dit qu’il ne fallait pas changer de narrateur au milieu d’un film. Et qu’on ne fait effectivement pas de films en deux parties. Qu’on ne fait pas mourir le méchant aussi vite. Nous avons enfreint un certain nombre de règles, mais on l’a fait parce que Buzzati nous en a offert la possibilité.

Jean-Luc Fromental : Le problème majeur, c’est qu’il y a une césure de 15 ans dans ce roman et donc dans le film, au milieu. Alors que la première partie était une narration inspirée des récits épiques italiens, une épopée, la seconde est une fable politique avec un côté roman noir…

Thomas Bidegain :  Ce sont deux parties très différentes dans leurs rythmes, dans le ton, la narration. C’est pour cela que nous avons eu l’idée de changer de narrateur [dans le film, la seconde partie est racontée par un vieil ours, ndlr] qui permettait en plus de renverser la relation spectateurs/narrateurs et de faire une mise en abîme du récit.

Vous avez effectué plusieurs changements par rapport au roman originel. Vous avez par exemple inventé deux personnages de narrateurs, un adulte et une petite fille, qui ne figurent pas dans le livre.

Lorenzo Mattotti : Oui, car dans le livre, il y a toujours une relation du narrateur avec le public, les lecteurs. Tout le temps, il discute, fait des commentaires, même si on ne sait pas précisément de qui il s’agit. Il y avait bien sûr la possibilité offerte par la voix off, mais nous sommes très contents de l’idée d’incarner les narrateurs et aussi le public. Cela crée aussi une distance… Nous avions peur que cela casse le rythme, que cela fasse entrer dans l’histoire, puis en sortir, mais ce n’est finalement pas le cas.

Était-ce aussi le moyen d’introduire un personnage féminin, alors que le récit de Buzzati en est dénué ?

Lorenzo Mattotti : Cette absence de personnage féminin était très problématique.

Jean-Luc Fromental :

Faire un film sans personnage féminin aujourd’hui, ce n’est tout simplement plus possible. Et ce n’est pas une contrainte ; c’est le zeitgeist, l’air du temps, c’est comme ça : on ne va pas exclure des petites filles du film sous prétexte qu’à l’époque ce n’était pas un problème. Et l’histoire y a gagné. Ça ne crée pas juste de la sympathie, mais ça permet de voir grandir une petite fille.

Comment a fonctionné votre trio, dans ce processus d’adaptation ?

Thomas Bidegain : Très bien jusqu’au procès ! [rires]

Lorenzo Mattotti : Pour moi, le casse-tête c’est que je connaissais le texte de Buzzati en italien. J’avais toute cette musique italienne dans la tête. Et j’ai dû travailler avec deux scénaristes français, en français ! Il a fallu leur faire complètement confiance en ce qui concernait le « réglage des mots », car il était pour moi très difficile de choisir entre un mot et un autre, déterminer précisément les nuances de chacun…

Jean-Luc Fromental : Il y a eu deux grandes périodes de travail. La première, celle de la constitution de l’architecture du récit, en se voyant tous les trois ensemble à l’atelier de Lorenzo. Puis ensuite, chez l’un ou chez l’autre, avec des séquences précises. J’ai beaucoup appris en travaillant avec Thomas.  L’un de nous faisait la première écriture, avant que l’autre ne repasse derrière. Thomas arrivait avec son expérience du cinéma en prises de vue réelles, où chaque phrase trop littéraire détonne complétement dans la bouche d’un acteur, et moi j’arrivais avec ma culture plus littéraire et emphatique, et les deux se sont bien combinées. Le tout chapeauté par Lorenzo.

Thomas Bidegain : C’était un vrai travail collectif, à tel point qu’il est difficile aujourd’hui de dire précisément quelle idée vient de qui.


Jean-Luc Fromental, Lorenzo Mattotti et Thomas Bidegain © CNC

Avez-vous dû  beaucoup « élaguer » pour condenser ce récit en un film d’1h20 ?

Lorenzo Mattotti : Même dans le scénario, il y avait beaucoup de texte et de dialogue. J’avais l’angoisse que ça « parle » trop. Nous avons fait un gros travail de découpe, de « dentelle ». Quand Jean-Luc et Thomas ont écrit les premiers traitements, j’ai tout de suite voulu visualiser l’ensemble : j’ai pris un cahier et commencé à faire un storyboard très élémentaire mais qui me donnait tout de suite l’idée de la structure en séquences que je voulais. Je voulais voir si ça allait marcher ou pas, et cela m’a beaucoup aidé. J’ai ainsi pu traduire les dialogues en images, l’enchaînement, le rythme.

Thomas Bidegain :  Et ça a été des allers-retours, du coup, parce que nous, ensuite, on réécrivait, on comprenait pourquoi ça ne fonctionnait pas, et ce qu’il fallait faire pour que cela fonctionne. Cela nous a aussi permis, à Jean-Luc et à moi, de chercher et de trouver des idées visuelles. Tout en ayant complètement confiance en Lorenzo, on lui proposait des choses… De toute façon, la grande question est la même dans le cinéma d’animation que dans le cinéma en prises de vue réelles : quelle image est-ce que ce que je viens d’écrire va produire ?

Trouver le « bon rythme » semble avoir été un enjeu primordial dans ce processus d’écriture.

Lorenzo Mattotti : Ça a été le plus difficile. Il y a eu un moment où nous nous étions un peu perdus. Et je dois vraiment remercier Thomas…

Jean-Luc Fromental :  Oui ce sont ses aptitudes de metteur en scène qui sont entrées en jeu.

Thomas Bidegain : On a vraiment repris chaque séquence et on s’est interrogés : qu’est-ce qu’elle raconte ? Pourquoi ? Quel est le but ? Qu’est-ce qu’elle apporte ? Où est-ce qu’on met la caméra ? On s’est posé beaucoup de questions de réalisation. C’était très important et ça nous a permis d’avancer.

Jean-Luc Fromental :

Une des spécificités de l’animation, c’est qu’il n’y a pas ce moment de catharsis qu’est le tournage, où le metteur en scène est sur le plateau, trouve les solutions… Dans le domaine de l’animation, ça se fait au fil du temps, et c’est du polissage. C’est comme un diamant : on taille, on taille, on taille, et il faut arriver à la forme parfaite, à la translucidité parfaite, à l’équilibre parfait… Et il y a en plus des choses qui ne s’écrivent pas, en animation, qui jaillissent au moment du « board » mais sont absentes du scénario.

Thomas Bidegain : Comme on ne passe pas par une double phase de digestion (tournage et montage), il faut vraiment revenir à l’écriture sans arrêt. Donc on a beaucoup écrit dans un premier temps, pour avoir le scénario et monter le film puis, une fois qu’on a eu un animatique, nous sommes repartis en écriture, avons ajouté des choses, enlevé certaines autres, en se posant des questions de rythme. On ne pouvait pas tout mettre. Ça aurait été étouffant s’il y avait eu trop d’informations.

Lorenzo Mattotti : Il fallait trouver le bon équilibre entre phases d’action et phases de respiration, et que ce soit fluide.
Thomas Bidegain : Il faut, dans une histoire, qu’elle soit dynamique, mais aussi avoir le temps de « laisser passer les nuages dans le ciel » ! C’est une petite chose, mais il faut qu’il y ait ce dosage, avec des moments de respiration davantage contemplatifs. Et de l’émotion, tout en obtenant un résultat qui soit très beau, graphiquement.

Jean-Luc Fromental : Il y a beaucoup plus de choses dans le scénario que dans le film. Et il y avait déjà beaucoup plus de choses dans le roman que dans le scénario ! Ce qui est beau, dans l’animation, c’est que c’est comme quand on construit un château de cartes. On met ce qu’il faut de cartes pour que ça tienne, puis ensuite le jeu c’est d’en retirer le plus possible mais que ça continue à tenir. On va vers l’allégement en permanence.