Comment en vient-on à s’intéresser au quotidien d’une prison et à vouloir le filmer ?
Cédric Gerbehaye : Je vivais au 55, avenue de la Jonction à Bruxelles et la prison de Forest se trouvait au 52. Quatre-vingts mètres nous séparaient. Le matin, quand j’ouvrais mes rideaux, je voyais d’un côté de mon appartement la prison de Forest et celle pour femmes de Berkendael juste derrière et, de l’autre côté, la prison de Saint-Gilles. Ce quartier, situé au cœur de Bruxelles, présente la plus forte densité carcérale au monde ! Vivre entouré des cris qui s’échappent de ces établissements a donné la première impulsion à La Peine. Mais le film s’est aussi inscrit dans une démarche plus personnelle : celle d’un photographe qui, après avoir parcouru le monde et ses conflits – principalement en Afrique et au Moyen-Orient – a eu envie de s’intéresser à son pays. Quand le Wall Street Journal m’a demandé d’accompagner un journaliste qui allait faire un article sur la prison de Forest, considérée comme l’une des pires d’Europe pour ses conditions de détention, raconter l’intérieur de cette prison si présente dans mon quotidien est apparu comme une évidence.
Au moment de ce reportage photographique, aviez-vous déjà en tête l’idée d’un long métrage documentaire ?
Non, c’est au contact de la réalité carcérale que je me suis rendu compte des limites du médium photographique. Pour la première fois, je me suis dit qu’il était impératif de raconter autrement ce que je percevais. Une fois ma mission terminée, en 2015, je suis allé voir le directeur de la prison pour lui demander de réaliser un film. Il m’a donné son accord et j’ai commencé à filmer en octobre 2016, après la grève historique dans les prisons belges.

Qu’aviez-vous envie de raconter avec ce film ?
Je viens du reportage et du documentaire photographique. Après mes études de journalisme, j’ai pris un appareil photo pour raconter des histoires en toute indépendance. Pour ce film comme pour mes reportages photographiques, je n’ai rien prévu d’autre qu’une immersion pour tenter de dire ce que j’estimais ne pas réussir à exprimer à travers la photographie. La seule chose que j’avais alors en tête, c’était de passer du temps et de continuer à construire cette relation de confiance que j’avais commencé à établir avec les détenus, le personnel et la direction de la prison. À aucun moment, par exemple, je n’avais imaginé filmer ce lieu aussi longtemps. Mais énormément de choses vont se passer pendant ces six années, à commencer par un changement du régime carcéral et l’annonce de la fermeture de cette prison centenaire qui va prendre de longs mois et que je vais donc attendre comme on attend Godot !
Les autorités de la prison de Forest vous avaient-elles fixé des règles à respecter ?
Aussi incroyable que cela puisse paraître, j’ai bénéficié d’une totale carte blanche. Au point que l’administration pénitentiaire n’a découvert le film qu’à sa toute première projection. Mais me laisser cette liberté, combinée au fait que les détenus m’avaient permis d’avoir accès à leur intimité, a renforcé un élément central de ce projet : ma responsabilité et mon obligation de faire au mieux. Au bout de quatre ans dans cette immersion assez épuisante au quotidien, alors que je songeais à arrêter, on m’a rappelé que j’avais dit vouloir rester jusqu’à la fermeture de la prison. Il m’a donc été impossible de partir, de ne pas tenir ma parole.
Avec quels dispositifs avez-vous capté image et son à l’intérieur de la prison ?
Il n’y a pas de fioriture stylistique dans La Peine. J’ai filmé avec un tout petit boîtier et une optique 35 mm, en faisant les prises sonores moi-même. D’abord pendant quatre ans avec un simple micro directionnel puis avec un micro-cravate. Ce procédé dépasse une simple démarche cinématographique. Il traduit un engagement d’être au plus proche de la réalité avec comme seule et unique volonté que les personnes que je filme me disent au final qu’elles reconnaissent leur quotidien. L’univers carcéral est le fruit de tant de projections et de fantasmes. Je voulais à tout prix sortir de cet aspect manichéen qui voudrait, par exemple, que les agents soient des salauds et les prisonniers des victimes. C’est pourquoi j’ai décidé d’emblée qu’on ne saurait jamais pourquoi ces détenus sont là. Ils ont été jugés et on les a mis en prison. Mais moi, je souhaite que les spectateurs du film s’intéressent à leur personne, afin que ces hommes ne soient pas soumis de nouveau au sceau du jugement.
Avez-vous ressenti une réticence chez les détenus à être filmés ?
Comme partout, certains ont refusé. C’est encore plus sensible à l’intérieur d’un lieu où leur dignité est constamment attaquée. Comme la France, la Belgique a été condamnée par la Cour européenne des droits de l’homme pour les conditions de détention inhumaines à l’intérieur de ses prisons et principalement dans celle de Forest. Sans compter que pour certains, leurs familles ne savent même pas qu’ils sont emprisonnés. Mais parmi ceux qui ont refusé de paraître à l’écran, certains ont cependant accepté de partager avec moi hors caméra leur quotidien. Ils m’ont ainsi aidé à mieux comprendre la situation, à mieux être accepté par les autres qui m’ont laissé, eux, la liberté d’aller plus loin avec ma caméra, que ce soit en cellule, au cachot… J’ai pu finalement circuler librement dans tout le bâtiment.

Aviez-vous un calendrier de tournage précis au fil de ces années ?
Là encore aucun ! Juste l’intention d’aller et venir. Ce qui fait que pour financer ce film, je n’avais rien d’autre à proposer que ma démarche, une lettre du directeur de la prison et l’autorisation de filmer entre ces murs. Par exemple, je n’ai pas choisi en amont les détenus ou les surveillants que j’allais suivre. Pour la simple et bonne raison que la réalité carcérale fait que les uns comme les autres sont souvent là pour une durée limitée et qu’on ne sait jamais précisément quand ils vont partir !
Comment avez-vous rencontré vos producteurs français ?
Mon premier rendez-vous avec Nina Robert de Citizen Films – après avoir rencontré son père Denis avec qui elle est associée – a eu lieu le 14 novembre 2015, le lendemain des attentats de Paris. Je lui ai expliqué mon projet et très vite elle s’est montrée intéressée et m’a fait confiance. À ce moment-là, je ne possédais aucun matériel pour filmer et ce sont eux qui me l’ont acheté. Aux côtés de Citizen Films, on retrouve Industrie Films, la société qu’Andres Peyrot, le coauteur et le monteur de La Peine, a créée pour produire mon film et celui qu’il a réalisé en parallèle, Dieu est une femme [en salles le 3 avril, NDLR]. Tous les trois ont joué un rôle essentiel. Car pour moi qui fus seul pendant toutes ces années à l’intérieur des murs de cette prison, nos discussions régulières et leurs encouragements ont été un moteur. Des discussions notamment sur l’écriture du film qui, comme chez Wiseman et Depardon, vient dans un deuxième temps, une fois les images réunies. Il y a eu un énorme temps de dérushage et de montage où nous nous sommes isolés à la campagne avec Andres.
Comment êtes-vous parvenu à faire tenir en seulement 90 minutes ces centaines d’heures de rushes tout en respectant l’équilibre à l’écran entre détenus et personnel pénitentiaire ?
La base de ce travail est qu’il n’y a pas de personnages principaux. Le seul et unique personnage principal, c’est la prison et son impact en termes de charge émotionnelle sur toutes les personnes qui y vivent ou y travaillent. J’ai évidemment sacrifié énormément de choses. Mais je ne voulais pas me tirer une balle dans le pied pour mon premier film et faire qu’une trop longue durée soit un obstacle à sa distribution en salles. Parvenir à le faire exister et qu’il soit vu par le plus grand nombre est un élément essentiel de tout le processus. Pour moi, un film est un objet social. Il doit apporter le débat, la discussion. Et c’est ce que j’ai eu la chance de vivre au fil des nombreuses projections que j’ai faites en Belgique. Avec des juges, des familles de victimes ou de prisonniers, des membres du personnel pénitentiaire…
En quoi l’œil du photographe que vous êtes a influencé le cinéaste que vous êtes devenu avec ce film ?
Depuis que j’ai commencé à montrer La Peine, j’ai régulièrement entendu dire qu’il s’agissait d’un film de photographe. Mais moi, je ne sais pas ce que c’est ! En tout cas, je n’ai pas travaillé autrement que comme photographe. C’est la même démarche avec un médium différent. Mon premier outil reste mon corps, mon écoute, ma relation aux autres. J’aime toucher les gens du regard. Avant de filmer, s’il y a 50 personnes dans la cour de la prison, je vais serrer la main à chacune d’elles et ça peut prendre une demi-heure avant que je commence à filmer. Au fond, j’ai fait un film sur mes voisins. Un film « dans » une prison et pas « sur » une prison. Et comme il en existe déjà beaucoup, je me devais d’en faire quelque chose de personnel et de sensiblement différent pour tenter de raconter ce qui n’a pas déjà été dit et que je n’avais pas réussi à montrer avec la photographie.
La musique signée Fabrizio Cassol accompagne les images de La Peine. Était-ce un choix que vous aviez en tête dès le début du projet ou en avez-vous eu l’idée pendant le montage ?
Quand vous filmez avec un tout petit micro directionnel dans des ailes de prison qui ressemblent à des cathédrales, le son que vous captez est souvent très mauvais. Idem dans une cellule quand plusieurs personnes parlent en même temps. L’absence de perchiste m’a permis d’aller chercher des choses plus intimes mais à l’arrivée, elles étaient quasiment inaudibles. J’ai cependant eu assez tôt la sensation que, grâce aux images, je pouvais me passer de ces mots, les suggérer et les accompagner par de la musique. Pour la composer, je n’ai eu que Fabrizio Cassol en tête. Je suis profondément touché par sa musique et je savais que je pourrais lui vouer une confiance absolue. Je lui ai d’abord projeté un premier bout à bout de vingt-trois minutes. Là, j’ai vu qu’il avait tout de suite saisi ma démarche. Je lui ai alors montré les différentes séquences où j’estimais que de la musique était nécessaire pour nous permettre de nous élever. Il fallait que celle-ci soit minimaliste. Uniquement un piano et un violoncelle. Ce qu’a créé Fabrizio épouse à merveille ce que j’avais imaginé.
LA PEINE

Réalisation : Cédric Gerbehaye
Scénaristes : Cédric Gerbehaye et Andres Peyrot
Production : Citizen Films et Industrie Films
Distribution : Les Films des Deux Rives
Sortie le 5 février 2025
Soutiens sélectifs du CNC : Avance sur recettes après réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au film par film)