La trilogie « Mediterranea », « A Ciambra », « A Chiara » racontée par Jonas Carpignano

La trilogie « Mediterranea », « A Ciambra », « A Chiara » racontée par Jonas Carpignano

14 avril 2022
Cinéma
Swamy Rotolo dans « A Chiara » de Jonas Carpignano.
Swamy Rotolo dans « A Chiara » de Jonas Carpignano.

Depuis une dizaine d’années, Jonas Carpignano s’est installé dans le village calabrais de Gioia Tauro. Il y tourne des films abolissant les frontières entre fiction et documentaire avec pour interprètes les habitants du lieu. Alors que sort A chiara, l’histoire d’une adolescente qui découvre que son père appartient à la mafia, le cinéaste revient pour le CNC sur sa trilogie.


Mediterranea (2015)

Un Burkinabé quitte son pays et rejoint le sud de l’Italie en quête d’une vie meilleure. Mais il se retrouve rapidement confronté à l’hostilité de la communauté locale.

Jonas Carpignano : « Ayant moi-même des origines mêlées, j’ai toujours été très sensible aux questions de race. Aussi, quand des émeutes ont éclaté dans le village calabrais de Gioia Tauro, suite à l’agression de deux migrants africains, je me suis spontanément rendu sur place pour essayer de comprendre la situation. Mais je n’étais évidemment pas le seul. Énormément de journalistes avaient fait le déplacement et, à force d’être interviewées, les personnes que je rencontrais ne me donnaient que des réponses finalement assez automatiques. J’ai alors compris que je ne pourrais pas creuser le sujet sans rester sur place, le temps que le coup de projecteur médiatique se déplace ailleurs. J’ai donc décidé de m’installer à Gioia Tauro. Et c’est là que j’ai fait la connaissance de Koudous Seihon, un Burkinabé qui avait quitté son pays dans l’espoir d’une vie meilleure. On a très vite sympathisé et j’ai eu envie de raconter son histoire à travers une fiction dont il tiendrait lui-même le rôle central. Notre amitié nous a apporté une liberté incroyable. On a commencé par tourner ensemble en 2012 un court métrage, A Chjàna, qui m’a permis de poser les bases de ma méthode de travail, dont Mediterranea a été le prolongement direct. Je ne demande pas à ceux que je choisis pour jouer dans mes films de “performer” devant ma caméra mais, à l’inverse, d’être le plus naturel possible. Cela ne fut évidemment possible que parce qu’on tournait chez eux, dans ce village, et pas dans un studio de cinéma ou tout autre lieu qui les aurait dépaysés. »

A Ciambra (2014)

Pio a 14 ans et veut grandir vite. Son frère aîné lui apprend l’art des petites arnaques de la rue jusqu’au jour où, n’étant plus en mesure de veiller sur leur famille, Pio va devoir prendre sa place. Un rôle trop lourd qui va vite le dépasser.

Jonas Carpignano : « Avant même Mediterranea, j’avais tourné un court métrage qui s’appelait aussi A Ciambra, pour parler tout à la fois de la communauté rom de Gioia Tauro et des personnes impliquées sur place dans l’économie souterraine créée par la mafia. Dans l’idée de développer un long métrage par la suite. Or ce court a décroché un prix à la Semaine de la Critique en 2014 et m’a permis de me lancer. À ce moment-là, je me suis définitivement installé à Gioia Tauro. J’ai continué à m’inspirer de ce que je voyais et de ce que j’entendais, en remettant dans les bouches des habitants du village que j’avais choisis comme interprètes les mots qu’ils avaient prononcés dans la « vraie » vie. Mon job consiste simplement à les mettre à l’aise pour qu’ils y parviennent naturellement. C’est pendant le tournage d’A Ciambra que j’ai trouvé la comédienne qui allait devenir l’héroïne de mon film suivant : Swamy Rotolo. J’ai fait un casting pour une petite scène qu’on n’a finalement jamais tournée. C’est une de mes connaissances qui est venue avec elle. Swamy avait alors 9 ans. Dès que je l’ai vue, j’ai compris je n’avais rien pour elle dans A Ciambra mais que je tenais l’interprète principale d’A Chiara. Je le lui ai tout de suite dit et comme je connaissais très bien sa famille, j’ai pu voir grandir Swamy et m’inspirer d’elle au fil de l’écriture d’A Chiara. »

A Chiara (2022)

Chiara, 16 ans, vit dans une petite ville de Calabre, entourée de toute sa famille. Au lendemain des 18 ans de sa sœur, leur père disparaît aussi brutalement que mystérieusement. Elle va alors découvrir un secret qu’elle était la seule à ne pas connaître : l’appartenance de son père à la mafia.

Jonas Carpignano : « A Chiara m’a été inspiré par une connaissance qui avait été arrêtée et incarcérée car elle travaillait pour la mafia. Sur le moment, j’étais tombé des nues car on se voyait régulièrement et je n’avais jamais eu le moindre soupçon. Mais surtout, j’ai pu voir l’impact que cet événement a eu sur sa fille qui, elle non plus, n’était pas au courant. Or il se trouve qu’au même moment, je suis tombé sur un article racontant comment – puisque la mafia de Calabre, à la différence des autres, ne repose que sur les liens du sang – l’État a décidé d’arracher des mineurs à plusieurs familles mafieuses afin de briser la spirale infernale. J’y ai vu une manière singulière de traiter ce sujet. En l’occurrence, faire un film sur une famille bien plus qu’un film sur la mafia. Je me suis lancé dans un premier traitement de 15 pages. Et j’ai écrit la suite en me nourrissant de ce que j’observais de Swamy et de mes échanges avec elle. Avec mes interprètes, ma méthode ne change pas. Je ne leur donne aucun scénario à lire – juste une trame – et je ne fais aucune répétition. Pour éviter qu’ils ne prennent trop conscience de leur jeu et par ricochet qu’ils ne brisent l’équilibre entre fiction et réalité que je recherche. Ces comédiens non professionnels sont au centre de mon travail et de ma collaboration de longue date avec le directeur de la photo Tim Curtin. Je l’ai rencontré sur Les Bêtes du Sud sauvage de Benh Zeitlin où il était chef machiniste et moi deuxième assistant réalisateur. Nous nous mettons tous deux au service des acteurs pour que jamais ils ne se sentent empêchés par la technique. En fait, le seul grand changement pour A Chiara par rapport à Mediterranea et A Ciambra tient dans l’utilisation de la musique et de sa place importante, inédite jusque-là dans mon travail. Cela m’a paru nécessaire pour accéder au monde intérieur de cette adolescente et éviter des pages de dialogues inutiles. Cette bande originale a été composée par Dan Romer et Benh Zeitlin. Et je dois dire que, pour cela, nous avons « bénéficié » de la pandémie. Comme Benh ne voulait pas être confiné aux États-Unis, il nous a rejoints à Gioia Tauro. Celui lui a permis, avant de composer la BO, de ressentir ce village, d’absorber sa culture mais aussi de visionner les différentes versions du montage du film. On n’a jamais, habituellement, ce luxe du temps. Pour A Chiara, ça a été un atout essentiel. Depuis mon premier film, je ne cesse de me répéter que la chance me porte. Celle des rencontres notamment. A Chiara en apporte une preuve supplémentaire. » 

 

A CHIARA

Réalisation et scénario : Jonas Carpagnino
Photographie : Tim Curtin
Montage : Affonso Gonçalves
Musique : Dan Romer et Benh Zeitlin
Production : Stayblack, Rai Cinema, Arte France Cinéma, Haut et Court
Distribution : Haut et Court