« Nous ne vieillirons pas ensemble » célèbre ses 50 ans

« Nous ne vieillirons pas ensemble » célèbre ses 50 ans

Marlène Jobert et Jean Yanne dans « Nous ne vieillirons pas ensemble » de Maurice Pialat.
Marlène Jobert et Jean Yanne dans « Nous ne vieillirons pas ensemble » de Maurice Pialat. Capricci Films

Il y a cinquante ans, Maurice Pialat montait les marches de Cannes avec ce film sur le délitement d’un couple, son premier succès public. Une référence indépassable portée par une vérité nue et un duo d’interprètes sur la brèche.


Mai 1972. Au Festival de Cannes, Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat a l’honneur du tapis rouge. Lors de la fameuse montée des marches, une absence de taille rend l’instant un brin inconfortable. Certains sourires sont de façade. Jean Yanne, l’interprète principal du film, n’est pas venu. Le tournage de Nous ne vieillirons pas ensemble a été suffisamment chaotique et houleux pour que l’acteur ait décidé d’aller voir ailleurs (en l’occurrence en Israël pour visiter le pays avec l’actrice Nicole Calfan). Sa partenaire, Marlène Jobert, gravit un à un l’Olympe cannois au bras du cinéaste italien Sergio Leone, qui a bien voulu remplacer au pied levé le tempétueux comédien. 

Maurice Pialat, fidèle à une réputation de cinéaste colérique qui commence alors à se dessiner, semble à lui seul catalyser une tension sourde. Quelques jours plus tard, Jean Yanne, toujours loin de la Croisette, reçoit le prix d’interprétation masculine décerné par le président du jury, Joseph Losey. Le film, sorti dans la foulée de sa présentation cannoise, totalise 1?727?871 entrées. Maurice Pialat, 47 ans, un seul long métrage au compteur (L’Enfance nue, 1968) et une série pour l’ORTF (La Maison des bois, 1970), connaît son premier succès.

Renverser les déséquilibres

Au-delà de l’anecdote, la défection cannoise de Jean Yanne fait corps avec le film lui-même. Elle exprime mieux que des mots la puissance quasi tellurique d’une œuvre sans concession. Une œuvre composée de blocs d’émotions brutes, irréconciliables. Maurice Pialat s’inspire ici de sa propre vie et d’un livre écrit la rage au ventre. Nous ne vieillirons pas ensemble raconte les humeurs de Jean (Jean Yanne), un cinéaste qui délaisse sa femme Françoise (Macha Méril) pour Catherine (Marlène Jobert), sa maîtresse. Jean profite d’un tournage en Camargue pour emmener cette dernière avec lui. Catherine doit bientôt supporter les emportements et les humiliations de cet amant violent, insatisfait des autres et plus sûrement de lui-même. 

 

Maurice Pialat opte pour une mise en scène sans apprêt. Il laisse aux comédiens le soin d’habiter le cadre, et bien sûr de se frotter, se heurter, s’aimer, se déchirer. Dans ce jeu dangereux, le rapport de force semble inégal : d’un côté, Marlène Jobert, une « taille de guêpe », des taches de rousseur envisagées comme des « baisers du soleil » pour reprendre le nom de son autobiographie?; de l’autre, Jean Yanne, imposant physiquement, adepte d’une ironie grinçante propre à tenir à distance les gêneurs. L’une des grandes qualités du film – sa modernité –, est justement de renverser ce déséquilibre. C’est bien Catherine qui parvient à s’affranchir d’une relation toxique laissant exsangue une bête blessée, impuissante face à la déflagration de ses émotions volcaniques. Sur le plateau, Jean Yanne ne supporte pas son personnage qui ressemble trait pour trait à un cinéaste dont il désapprouve les manières. 

« Maurice [Pialat] racontait sa propre histoire, ça le rendait nerveux, explique aujourd’hui Marlène Jobert dans Première Classics. Il avait un souci du détail qui frisait la folie. Pour un papier peint modifié dans une chambre d’hôtel qu’il avait fréquentée des années auparavant, il pouvait se mettre dans une colère noire. Ça exaspérait Jean [Yanne] qui ne cautionnait pas les actes de son personnage et essayait constamment de les corriger. À croire qu’il n’avait pas lu le scénario avant d’accepter le rôle. »

Un peintre et ses modèles

Contrairement à ce que le film semble refléter, le résultat n’est pas le fruit d’une série d’improvisations mais, au contraire, d’une précision chirurgicale. Maurice Pialat refuse de transiger avec le réel sous couvert de la fiction et place sa propre vérité en surplomb. Les mots et les gestes ont leur importance. Ils sont prémédités, ont été répétés mentalement, avant d’être exécutés par les interprètes devant la caméra. Pialat, qui avait débuté par la peinture avant de faire du cinéma, a toujours envisagé son cadre comme une toile sur laquelle ses mains viendraient dessiner du mouvement. Dès lors, les corps vivants se plaçant entre lui et le « dessin » encombrent l’espace, jusqu’à la rupture. Ce geste créateur empêché dans son élan par les contingences naturelles d’un tournage devient la raison même du film. Dans Nous ne vieillirons pas ensemble, Jean Yanne, projection de Maurice Pialat, ne peut satisfaire un cinéaste dont l’autoportrait n’a pas vocation à donner de lui-même une image lisse et aimable. 

Entre les prises, Marlène Jobert, alors star du box-office avec des succès comme Alexandre le bienheureux (Yves Robert, 1968) ou Le Passager de la pluie (René Clément, 1970) doit ainsi jouer les entremetteuses entre l’artiste et son modèle. Toujours dans Première Classics, l’actrice se souvient : « C’était forcément tendu. J’étais la “go-between” entre Jean Yanne et Maurice Pialat qui ne s’adressaient plus la parole (…) Le tournage a d’ailleurs failli s’arrêter. Un vendredi soir, Jean-Pierre Rassam, le producteur, est venu me voir pour me dire que ce n’était pas la peine de revenir le lundi… Finalement, nous sommes allés jusqu’au bout. Le succès nous a tous surpris. »

La mort au travail

Dans les premières lignes de son roman, Nous ne vieillirons pas ensemble, Maurice Pialat écrit : « Je n’ai jamais bien su où j’allais dans la vie et je n’ai surtout pas la notion du temps qui passe. Je suis encore comme ça aujourd’hui et si je remonte à quelques années, je me retrouve semblable, et plus loin encore, semblable. Est-ce une façon de ne pas vieillir ? Le temps a peu de prise sur celui qui ne le sent pas passer… Mais les autres vivent ! »

Marlène Jobert et Jean Yanne dans Nous ne vieillirons pas ensemble de Maurice Pialat. Capricci

Nous ne vieillirons pas ensemble est bien un film sur une rupture inéluctable, donc une mort au travail. Pour Pialat, la vie, sa vie, est comme coincée dans une boucle spatio-temporelle qui empêcherait de voir la force du courant extérieur. Dans cette bulle, les évènements sont condamnés à se répéter et à retenir prisonniers les êtres. La fuite de Catherine et sa libération font du personnage une superhéroïne qui parvient, par sa propre résistance, à s’extirper d’un cercle infernal. Catherine peut désormais vivre là où le temps s’écoule librement. Jean, au contraire, figé, ne peut que constater sa faiblesse, son arrêt de mort. 

Quelques vibrations

Mai 1972. La sortie de Nous ne vieillirons pas ensemble marque une date importante dans le cinéma français, et le cinéma tout court. Le geste fondateur de Pialat préfigure ainsi un film comme La Maman et la Putain de Jean Eustache (1973) ou la série d’Ingmar Bergman, Scènes de la vie conjugale (1974). Ici comme là-bas, la vérité des rapports amoureux oblige à composer avec un réel envisagé non comme un but à atteindre, mais un horizon fuyant dont on essaie de retenir désespérément quelques vibrations, des lambeaux d’émotion arrachés à des fantômes. 

Maurice Pialat a toujours considéré que le scénario de Nous ne vieillirons pas ensemble était supérieur au film. En 1972, il affirme même dans Les Inrockuptibles « qu’il n’a pas été tourné comme il faut ». Le succès public et critique du long métrage ne fait pas tourner la tête du cinéaste qui poursuit dans sa veine autobiographique, creuse son sillon naturaliste et désespéré, avec un film encore plus dur, La Gueule ouverte (1974), autour de la mort de sa mère, atteinte d’un cancer. Il faut attendre les années 1980 et notamment Loulou (1980) et À nos amours (1983) pour que Pialat redevienne une valeur sûre du cinéma français. « Sûre » à défaut d’être docile.  

Nous ne vieillirons pas ensemble 

Réalisation et scénario : Maurice Pialat
Photographie : Luciano Tovoli
Musique : Jean-Claude Vannier
Montage : Arlette Langmann et Bernard Dubois
Production : Empire Films, Lido Films
Distribution : Capricci Films
Ventes internationales : Les Films Corona

Soutiens du CNC : Avance sur recettes