Saga de l’été : « La Sirène du Mississipi », cap sur l’île de la Réunion

Saga de l’été : « La Sirène du Mississipi », cap sur l’île de la Réunion

05 août 2022
Cinéma
Catherine Deneuve
Malgré la qualité de son casting, le film de François Truffaut a reçu un accueil critique froid 1969 Le Carrosse d'Or - Tous droits réservés

À l’heure où sort en salles la rétrospective « François Truffaut, les années d’or », à l’initiative de Carlotta Films, qui propose de revoir sept de ses films en version restaurée sortis entre 1968 et 1977, retour sur l’aventure de La Sirène du Mississipi. L’une des œuvres les moins aimées du cinéaste, dont le tournage fut pourtant l’un des plus joyeux de sa carrière.


Nous sommes en 1966. Alors que Fahrenheit 451, adapté du roman éponyme de Ray Bradbury, vient de sortir en salles, François Truffaut est contacté par les frères Hakim, deux célèbres producteurs (La Bête humaine, La Femme du boulanger, Casque d’or, Plein Soleil, L’Éclipse…) qui lui proposent de financer son prochain film. Mais ils y mettent une condition : que la tête d’affiche soit tenue par Catherine Deneuve, l’héroïne de Belle de jour (1967) de Luis Buñuel, leur dernière production en date. Pour convaincre le cinéaste, ils l’invitent à venir voir les rushes et organisent une rencontre avec la comédienne. Truffaut est immédiatement séduit. Et alors qu’il s’apprête à adapter La mariée était en noir de l’Américain William Irish, il propose de s’attaquer à une autre de ses œuvres, La Sirène du Mississippi (Waltz Into Darkness en VO), publiée en 1947. Le projet semble bien parti, d’autant que Truffaut a déjà choisi le partenaire de Catherine Deneuve : Jean-Paul Belmondo, qu’il n’avait jusque-là jamais dirigé. Mais l’élan va être stoppé net quand les frères Hakim lui font part de leur deuxième exigence : avoir le final cut. Truffaut leur oppose instantanément une fin de non-recevoir. Et l’aventure de La Sirène du Mississippi (dont le titre n’a pas encore perdu son deuxième « p ») prend momentanément fin.

Truffaut aura le temps de tourner La mariée était en noir (1968) puis Baisers volés (1968), le troisième volet des aventures d’Antoine Doinel, avant que La Sirène refasse surface. D’abord grâce un producteur allemand qui accepte de laisser le final cut au cinéaste, mais exige, lui, Brigitte Bardot – qui vient de refuser L’Affaire Thomas Crown et de terminer l’album Bonnie and Clyde avec Serge Gainsbourg – dans le rôle principal. La comédienne est folle de joie mais Truffaut n’entend pas se séparer de Deneuve. Il dit non une seconde fois… mais ne s’en laisse pas conter pour autant. Puisqu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, aidé financièrement par ses amis Jeanne Moreau, Claude Lelouch et Claude Berri, il rachète les droits du roman d’Irish et peut se plonger dans son adaptation, sans contrainte.

L'île de La Réunion sert de décor au film de François Truffaut.
L'île de La Réunion sert de décor au film de François Truffaut. 1969 Le Carrosse d'Or - Tous droits réservés

Changement d’époque

Ce travail d’écriture passe d’abord par un changement de lieu et d’époque. Exit la Nouvelle-Orléans des années 1830 et son héros Louis Durand, propriétaire d’une usine de cigarettes. Truffaut choisit de transposer le récit en Corse dans les années 1960 et son personnage central, Louis Mahé, devient un propriétaire terrien. La colonne vertébrale de l’intrigue, elle, ne change pas en apparence : Mahé décide lui aussi de se marier par petites annonces avec une certaine Julie Roussel. Sauf qu’à son arrivée sur l’île, la Julie en question ne ressemble pas à celle de la photo. Mais comme il en tombe instantanément amoureux, Mahé lui pardonne ce mensonge avant de l’épouser et de la voir dans la foulée prendre la poudre d’escampette après avoir vidé ses comptes en banque. Ayant retrouvé sa trace en Métropole où il est venu se rétablir, il retombe amoureux d’elle et décide de la protéger de ceux qui veulent la retrouver – y compris le détective privé (incarné par Michel Bouquet) qu’il avait lancé à sa poursuite. Si l’intrigue est respectée sur le fond, Truffaut explique vouloir en changer l’esprit, transformer l’histoire d’amour policière originelle en roman d’amour noir. Avec un personnage féminin fort qui mène la danse et un personnage masculin totalement sous influence. « Catherine Deneuve était un mauvais garçon, un voyou qui en avait vu de toutes les couleurs et Jean-Paul Belmondo une jeune fille effarouchée qui attend tout de son mariage », résumera le cinéaste quelques années plus tard au magazine Playboy.

Mais le projet n’est pas au bout de ses rebondissements. Plus Truffaut réfléchit à son intrigue, plus la Corse lui paraît trop proche du continent pour que la manière de vivre de son héros sur l’île soit crédible. Et comme sur place, il ne trouve vraiment aucun décor qui lui tape dans l’œil, il décide de délocaliser le tournage le plus loin possible de la Métropole. Son choix se porte sur la Nouvelle-Calédonie. Une décision forcément coûteuse qui va pousser Marcel Berbert, son producteur pour les Films du Carrosse, à lui proposer une situation intermédiaire. Une île à 10 000 kilomètres de Paris et non 20 000 : La Réunion. Truffaut dit banco et en profite pour remanier à la marge son histoire, transformant Mahé en producteur de tabac sur une île encore marquée par les stigmates du colonialisme.

Décors de rêve

Le tournage débute à la Réunion le 2 décembre 1968. Yves Saint Laurent a signé les costumes et un certain Claude Miller est le directeur de production (poste qu’il venait d’occuper sur Baisers volés, alors qu’il avait déjà signé ses débuts de cinéaste avec le court métrage Juliet dans Paris). Le tournage se poursuivra ensuite à Nice, Aix-en-Provence, Lyon, Antibes et Paris. Sur l’île, l’équipe est accueillie avec enthousiasme, et à l’écran deux décors vont particulièrement marquer les esprits. D’abord le Château Bel-Air, la sublime propriété de Louis Mahé. Une vieille villa créole de 295 mètres carrés, riche de 17 pièces au cœur d’un parc paysager de 20 000 mètres carrés, peuplé d’arbres centenaires. Inscrite à l’inventaire des Monuments historiques depuis 1984, elle accueille aujourd’hui le consulat honoraire des Seychelles. Ensuite l’église de Sainte-Anne, elle aussi classée aux Monuments historiques depuis les années 1980. Construite en 1857, avec sa façade au style baroco-exotique, couverte de motifs floraux, de guirlandes et de coquillages, édifiée à l’instigation du père Dodemberger, prêtre aux ambitions démesurées (qui y officia pendant un quart de siècle), elle sert de décor au mariage de Louis Mahé. 

Truffaut racontera souvent que La Sirène du Mississipi (qui perd son deuxième « p » en référence au Mississipi, nom du navire des Messageries maritimes avec lequel le personnage de Catherine Deneuve débarque à la Réunion) fut le tournage le plus heureux de sa carrière. Grâce à la beauté de l’île bien sûr. Mais aussi à ce qu’il vit en coulisses : les prémisses de son histoire d’amour longtemps restée secrète avec Catherine Deneuve, alors qu’ils sont tous les deux logés dans la même résidence. Forcément tenu un peu à l’écart, Belmondo comprend vite ce qui se passe mais ne viendra pas gâcher la fête pour une raison toute simple : le bonheur qu’il éprouve à travailler avec Truffaut. « C’était très agréable de tourner avec lui car il aimait les acteurs », confiait-il au magazine Première en avril 1995. « Après l’échec du film, il m’a même écrit une lettre pour s’excuser de m’avoir entraîné dans cette affaire. »

Catherine Deneuve dans La Sirène du Mississipi de François Truffaut Carlotta Films

Échec critique et petit succès public

La sortie du film va en effet se révéler bien moins joyeuse que sa fabrication. Comme un retour violent sur terre. Sa beauté somptueuse, un budget conséquent pour l’époque (8 millions de francs), des stars en tête d’affiche… Ce cocktail détonne et dénote dans la France de 1968. Et Truffaut, plutôt soutenu par la critique jusque-là, reçoit ses premières flèches empoisonnées en plein cœur, soudain rhabillé en cinéaste bourgeois, déconnecté de la réalité et trahissant par son style les préceptes de la Nouvelle Vague dont il est issu. Le très influent Jean-Louis Bory n’est pas le moins virulent et écrit dans Le Nouvel Observateur : « C’est du Tirez sur le pianiste métamorphosé en article pour boutiques de très beaux quartiers avec couleurs idéales et vedettes internationales. Je regrette l’ancien, le pauvre, en noir et blanc. Car ces vedettes justement, elles encombrent. »

Elles encombrent peut-être mais elles permettent au film de réunir malgré tout 1 221 007 spectateurs, soit quasiment le même score que La mariée était en noir et le huitième meilleur résultat de toute la carrière de Truffaut, classement dominé par les 4 millions d’entrées des Quatre Cents Coups (1959). On reste cependant loin des 2,1 millions de tickets vendus pour Belle de jour en ce qui concerne Catherine Deneuve ou des 5 millions du Cerveau (1969) de Gérard Oury côté Belmondo, pour citer des œuvres quasi contemporaines de cette Sirène du Mississipi. Et le score reste décevant pour un film aussi cher. Comme s’il était trop en avance sur son époque, ainsi que l’expliquait Belmondo, toujours dans les colonnes de Première en 1995 : « Dans un film d’action, si le gars finit en lopette, c’est pas bon ! Le public n’aime pas ça. Après La Sirène du Mississipi, quand j’allais à des matchs de boxe, les mecs me disaient : “Mais comment ! Vous vous faites torturer par cette gonzesse ! Vous devriez l’étrangler à la fin et vous bougez pas…” Ils étaient furieux ! »

Depuis, plus de cinquante ans sont passés, le temps a fait son affaire et redonné ses lettres de noblesse au film, accompagné par la BO au charme glacé du compositeur Antoine Duhamel qui retrouvait Truffaut dans la foulée de leur première collaboration sur Baisers volés. La Sirène du Mississipi a même eu droit à son remake – très oubliable et oublié – avec Péché originel (2001) de Michael Cristofer et le duo Antonio Banderas-Angelina Jolie. Mais, comme on n’est décidément jamais mieux servi que par soi-même, le plus bel hommage, c’est Truffaut lui- même qui se l’est rendu en 1980 dans son Dernier Métro en reprenant dans un face-à-face entre Gérard Depardieu et Catherine Deneuve le dialogue quasiment au mot près de Belmondo et Deneuve dans La Sirène du Mississipi. Le « Quand je te regarde, c’est une souffrance » que dit le premier, le « Hier tu disais que c’était une joie » que répond la deuxième et le « Oui, c’est une joie et une souffrance » avec lequel conclut Louis/Belmondo. Un hommage qui a traversé les années et les cinéastes puisque François Ozon a à son tour glissé dans la bouche de Catherine Deneuve sa fameuse tirade dans 8 Femmes. Le plus beau souvenir de tournage du réalisateur a aussi laissé des traces chez ses fils spirituels.

 

LA SIRÈNE DU MISSISSIPI

De François Truffaut
Scénario : François Truffaut d’après Waltz Into Darkness de William Irish
Avec Catherine Deneuve, Jean-Paul Belmondo, Michel Bouquet… 
Directeur de la photographie : Denys Clerval
Musique : Antoine Duhamel
Montage : Agnès Guillemot
Production : Les Films du Carrosse, les Productions Artistes Associés
Distribution : United Artists
Date de sortie : le 18 juin 1969

Rétrospective François Truffaut, les années d’or : 
La Mariée était en noir, La Sirène du Mississipi, L’Enfant sauvage, L’Histoire d’Adèle H, L’Argent de poche, L’Homme qui aimait les femmes et La Chambre verte.
En salles depuis le 3 août.