À quel moment et comment naît l’idée de Langue étrangère ?
Claire Burger : Il se trouve que j’ai fait beaucoup de séjours linguistiques quand j’étais jeune et que ça faisait un petit moment que j’avais envie d’explorer cette thématique dans un film. C’est après C’est ça l’amour que je me suis lancée. On était alors en pleine pandémie et j’avais, autour de moi, dans ma famille, beaucoup de jeunes gens en grande souffrance psychique. À observer ce qu’ils traversaient, cette envie de parler du séjour à l’étranger d’une adolescente est peu à peu devenue une tentative de portrait de la jeunesse d’aujourd’hui, avec ce que je la percevais ressentir comme inquiétude, tension, angoisse. En parlant de cette jeunesse, je voulais répondre à une question simple : que ressent-on à cet âge-là, alors que surgissent de tous les côtés des problèmes qui peuvent donner naissance à un sentiment d’impuissance sur les questions politiques au moment même où dans leur vie tout est lié : le politique, l’intime, la famille, la culture ? Toutes ces choses qui peuvent à la fois vous accabler et vous aider à devenir adulte.
Pour cela, vous avez choisi comme héroïne Fanny, une adolescente qui ment et dont on perçoit que le mensonge est une échappatoire pour se rendre la vie supportable…
Cette idée n’était pas présente au tout début mais elle s’est imposée quand j’ai essayé de comprendre ce qui se jouait pour les jeunes de nos jours. J’ai choisi cette thématique du mensonge pour plusieurs raisons. D’abord parce que je pense qu’on vit dans l’ère de la post-vérité et que cette question me paraît centrale, à une époque où, avec le virtuel, nous sommes tous tentés de nous échapper d’une certaine manière du réel. Ensuite parce que je trouve cette thématique intéressante en termes de métaphore, puisque mon travail consiste à essayer d’inventer des fictions à partir du réel et de tirer une forme de vérité de ces fictions. Pour autant, ça n’a pas été simple à écrire car un personnage qui ment peut très vite tenir à distance si on ne donne pas quelques clés pour expliquer son comportement. En l’occurrence, chez Fanny, ces mensonges traduisent une tentative d’être aimée, d’être regardée. Mais pour moi, Fanny n’est pas le seul personnage principal du film. Langue étrangère repose sur elle et Lena, sa correspondante allemande. On change d’ailleurs de point de vue au milieu du film. Et ça, ce fut un vrai défi d’écriture.
Pour ce travail d’écriture, vous vous êtes associée à Léa Mysius. Quel a été son apport ?
J’ai commencé par écrire seule, comme pour C’est ça l’amour. Mais, au bout de trois ans, je me trouvais un peu noyée dans le sujet. J’ai donc demandé à Léa si elle voulait bien faire une série de consultations sur mon scénario. Elle est venue une ou deux semaines travailler avec moi sur la base de ce que j’avais déjà écrit. Ça a débloqué énormément de choses. Elle m’a ainsi beaucoup aidée à confirmer que je ne faisais pas fausse route avec mon histoire de double point de vue, que ça ne compliquait pas inutilement les choses. Léa a su trouver les mots pour me dire que non seulement il fallait le faire, mais le faire plus fortement encore. Et puis, comme Léa connaissait bien Lilith Grasmug, qui interprète Fanny, j’ai pu réécrire le personnage afin que celle-ci se l’approprie plus aisément. Léa a retravaillé avec moi toute la première partie du film avant de partir sur son propre projet. Et j’ai fini la deuxième partie du film seule.
Pourquoi le choix de l’Allemagne pour ce séjour linguistique ? Est-ce lié au fait que, native de Forbach, ce pays vous est familier ?
En fait, ça n’a pas été une évidence. Car dans ma jeunesse, les séjours linguistiques que j’ai pu faire m’ont amenée vers l’Angleterre ou les États-Unis, dont j’avais beaucoup de souvenirs. J’étais donc partie sur l’idée d’un échange linguistique avec l’Angleterre. Et c’est ma productrice Marie-Ange Luciani qui m’a convaincue assez vite de travailler sur un échange entre la France et l’Allemagne. Non seulement, comme vous le disiez, parce que je suis née à la frontière franco-allemande et qu’il y avait pour elle quelque chose de l’ordre de l’évidence à ce que je creuse cette question des relations entre ces deux pays, mais aussi parce qu’elle voulait à travers ce choix parler de l’Europe.
De l’Europe et d’engagement politique car c’est aussi cet apprentissage-là que Fanny va faire en Allemagne, aux côtés de Lena (Josefa Heinsius). Comment trouver le bon ton pour parler politique à hauteur d’adolescents ?
J’avais envie de parler de l’engagement politique sans réaliser un film totalement militant qui dirait ce qu’il faut penser ou faire. Je voulais au fond regarder l’adolescence comme un moment où on a envie et besoin de croire et où on croit plus fort qu’à n’importe quel autre moment de nos vies. Parce qu’en sortant de l’enfance, on se rend compte que le monde n’est pas exactement tel qu’on pouvait le rêver. On a une croyance absolue en sa capacité à tout bouleverser, avant qu’au fil du temps, on s’use et qu’on se rende compte que les choses sont plus complexes. Il y a peut-être une petite pointe de naïveté à cet âge-là, mais c’est un moment extraordinaire précisément pour cela. Surtout dans notre monde actuel si complexe qu’on a tendance à vite se résigner. C’est ce que je voulais montrer et célébrer.
Faire un film avec deux héroïnes, c’est aussi trouver deux interprètes principales, Lilith Grasmug, qu’on a vue cette année dans Foudre et une débutante allemande, Josefa Heinsius. Pourquoi ce choix ?
Bien que très différentes, Lilith et Josefa partagent toutes les deux une part d’enfance qu’elles sont capables de reconvoquer même si elles sont plus âgées que leurs personnages. Il se trouve aussi que Lilith parle allemand, ce qui leur a permis de développer une réelle complicité. J’ai mis du temps à les trouver aussi parce qu’au tout départ du projet, j’avais écrit ce film avec des personnages plus jeunes. Mais quand Lilith a postulé, à 23 ans, elle était tellement incroyable, elle portait en elle cette complexité que je recherchais pour Fanny – du mystère mais aussi quelque chose d’un peu inquiétant, à fleur de peau – que j’ai réécrit le rôle. Quant à Josefa, je l’ai trouvée à Leipzig après qu’elle avait envoyé une vidéo d’audition. Elle avait fait un peu de théâtre mais jamais de cinéma. Par-delà sa qualité de jeu, elle avait énormément de points communs avec son personnage : une famille écolo, une authenticité, une foi dans la possibilité de changer les choses, de rendre les gens meilleurs.
Comment avez-vous travaillé avec vos comédiennes ?
On a fait plusieurs lectures car Josefa ne parlait pas encore très bien le français. Je voulais lui expliquer en amont, avec le plus de détails possibles, ce qu’elle aurait à jouer mais aussi adapter certains dialogues pour qu’elle ne soit pas embarrassée à les dire. Et puis, même s’il est basé sur des souvenirs personnels, je tenais à ce que Langue étrangère parle de la jeunesse d’aujourd’hui. Donc j’avais besoin du regard de ces deux jeunes femmes sur leurs personnages, sur ce qui leur semblait pertinent ou non. On a aussi travaillé en amont les scènes d’intimité comme des chorégraphies et on a été en manif ensemble puisque cette phase de préparation tombait pendant le mouvement contre la réforme des retraites. Je voulais qu’elles s’imprègnent de ce désir d’une foule de changer les choses, de changer la politique.
Julien Poupard a signé la lumière de tous vos films. Quelle a été la spécificité de votre travail sur Langue étrangère ?
On a voulu casser notre méthode habituelle, basée sur de la captation. On a eu envie de lumière artificielle, alors qu’on travaille d’habitude en lumière naturelle. On a souhaité être plus fluides dans nos mouvements, d’où notre choix de travailler avec une steady-cameuse. On désirait également inventer quelque chose à l’image en termes de colorimétrie, pour épouser cette idée d’une jeunesse qui a envie d’inventer des choses. Pour cela, on s’est beaucoup amusés à travailler sur des motifs. L’eau, car on abordait la question de la langue comme un courant, un fluide. Mais aussi l’iridescence, cette façon qu’a la lumière de se décomposer dans les arcs-en-ciel, dans les nacres de coquillages… On a trouvé des méthodes pour iriser la lumière. Cette décomposition de la lumière a inspiré la colorimétrie du film, mais elle en rejoignait aussi les questions de fond : qu’est-ce que la vérité ? Comment la perçoit-on ? Puisque, comme la lumière, elle peut se refléter différemment. On a pris beaucoup de plaisir à explorer de nouvelles choses. C’est la première fois, par exemple, que je me confrontais à des scènes de rêve. On avait beaucoup plus de machinerie que d’habitude, où on allait au plus simple, caméra à l’épaule. J’ai fait mes premiers travellings, j’ai eu une grue…
Le montage que vous cosignez avec Frédéric Baillehaiche a-t-il beaucoup changé le film ?
J’étais à la Fémis section montage avec Frédéric. On a monté ensemble plusieurs de mes courts et il a aussi co-monté Party Girl. Il se trouve qu’il n’avait pas pu être présent sur C’est ça l’amour, et j’ai pris un grand plaisir à le retrouver. On travaille chacun dans sa salle. C’est une collaboration très enrichissante pour moi. Surtout ici, avec ce défi du double point de vue. Est-ce que cela allait fonctionner sans avoir le sentiment de perdre Fanny ? Le défi était passionnant à relever, encore plus avec quelqu’un que je connaissais si bien. J’aime retrouver les gens de film en film et faire évoluer notre manière de travailler ensemble.
LANGUE ÉTRANGÈRE
Réalisation : Claire Burger
Scénario : Claire Burger et Léa Mysius
Photographie : Julien Poupard
Montage : Claire Burger et Frédéric Baillehaiche
Musique : Rebeka Warrior
Production : Les Films de Pierre, Les Films du Fleuve, Razor Films, Arte France Cinéma
Distribution : Ad Vitam
Ventes internationales : Goodfellas
Sortie le 11 septembre 2024
Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant realisation, Aide au développement d’œuvres cinématographiques de longue durée, Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial)
Claire Burger a également bénéficié de l’Aide au parcours d'auteur du CNC en juillet 2024.