Comment Bojina Panayotova a enquêté sur le passé de ses parents dans « Je vois rouge »

Comment Bojina Panayotova a enquêté sur le passé de ses parents dans « Je vois rouge »

24 avril 2019
Cinéma
Je vois Rouge
Je vois Rouge JHR Films-DR

La réalisatrice franco-bulgare est retournée dans son pays d’origine armée d’une caméra pour comprendre comment sa famille s’est comportée durant les années de dictature communiste. Entretien.


Votre film s’interroge sur la façon dont votre famille s’est comportée pendant les années de dictature communiste en Bulgarie. Qu’est-ce qui a déclenché l’envie de faire ce travail aujourd’hui ?  

Tout est parti d’un foulard rouge qui a réveillé en moi une nostalgie. J’ai 40 ans, j’appartiens à la dernière génération qui est née sous la dictature et s’est préparée à entrer dans les jeunesses communistes. Cela représentait une étape très importante pour chaque enfant. J’avais 8 ans à l’époque. Une cérémonie validait notre admission à l’issue de laquelle nous recevions un foulard rouge. Et puis, le mur de Berlin est tombé à quelques heures de la cérémonie, du coup, je n’ai jamais eu ce foulard. Il est resté pour moi comme un fétiche bizarre. Il y a quelques années quand j’ai voulu revenir en Bulgarie pour y habiter, cette histoire de foulard m’est revenue. Outre l’aspect nostalgique de cette entreprise, il y a aussi une réalité plus cruelle. Le pouvoir en place aujourd’hui est lié à celui d’avant. Les anciens réseaux de la police secrète sont devenus une mafia qui dirige le pays.

Pourquoi partir de votre propre histoire familiale ?

Je suis persuadée que plus on descend au plus profond de soi-même plus on rejoint les autres. C’est paradoxal mais c’est ce qui s’est produit avec ce film. Pour preuve, les réactions que sa sortie a suscitées en Bulgarie. Beaucoup de jeunes se sont reconnus dans ma démarche. C’est la première fois qu’un film envisage ce passé de façon aussi personnelle et introspective, avec cette volonté de ne pas juger mais de comprendre. J’ai reçu beaucoup de témoignages de gens qui ont décidé de rouvrir les vieux dossiers pour se confronter à leur propre passé.  

Quel souvenir gardez-vous de la Bulgarie de votre enfance ?

Une image forcément idéalisée. Le communisme était très présent dans l’éducation des enfants. Cela passait par toutes sortes d’activités. Il y avait aussi un décorum impressionnant, des  chansons qui donnaient l’impression d’appartenir à un grand tout. La notion de propagande n’entrait pas en ligne de compte dans nos esprits d’enfants. Ce pays, c’est aussi celui que mes parents voulaient quitter. Un an après la chute du mur nous sommes partis en France. Ils pensaient que ce serait temporaire. Nous sommes finalement restés afin que je puisse suivre des études convenables. Comme de nombreux fils ou filles d’immigrés, j’ai eu un besoin très fort de revenir à la source de mes origines, d’où l’idée, voire le prétexte, de faire ce film…

Aviez-vous conscience que votre film deviendrait une enquête sur le passé de vos parents, un film d’espionnage à la première personne ?

Je savais qu’une zone d’ombre existait mais je ne savais pas quel rapport cela pouvait avoir avec ma vie. J’ai essayé de ne rien préméditer afin que les choses qui pouvaient advenir nous transcendent tous. Le film devait être le témoignage d’une transformation. Le deal de départ était de faire du cinéma direct. Tout devait être pris sur le vif.

La présence de la caméra est comme une arme braquée contre les gens que vous filmez. N’aviez-vous pas peur de la violence d’un tel procédé ?

Ce film est l’aboutissement d’un long processus. C’est le fruit d’une prise de conscience sur le pouvoir réel de la caméra.  Qu’est-ce que la caméra pouvait révéler de moi en tant que cinéaste mais aussi en tant que fille ou petite fille des gens que je filme ? Ces questions m’obsédaient. La caméra permet d’aller dans des extrêmes. Des comportements se trouvent soudain exacerbés par sa seule présence. Les choses sont dites avec plus d’intensité et de force. Le documentaire flirte ici avec la fiction, chacun joue un rôle et une partie de lui-même prend le dessus sur tout le reste. La caméra pouvait aussi rendre visible la ligne de séparation entre les générations. Tout ça se catalyse autour d’elle. Les pays qui essaient de se reconstruire après une dictature traversent un moment de dépression où deux clans, deux générations, se séparent. La manière de cheminer là-dedans, c’était de partir d’un territoire familier…

Votre mère est très présente dans le film, parfois comme une complice, à d’autres moments comme une contradictrice. Comment ont évolué vos rapports ?

Une fois le tournage achevé, elle a d’abord refusé que le film se fasse puis a voulu intervenir au montage. Finalement, elle a écrit un roman avec sa propre version des faits. C’est à partir du moment où elle a effectué sa propre démarche intellectuelle que nous sommes devenues vraiment complices et qu’elle m’a soutenue. Ma mère a compris avec le recul certains comportements, comme cet ancien amoureux qui avait subitement cessé d’avoir de l’ambition et a commencé à stagner. Elle ne se doutait pas qu’à l’époque les autorités communistes pouvaient briser la vie des gens et décider de les exclure de la société en stoppant net leurs projets.

Il y a une séquence où votre mère vous demande de cesser de filmer. Vous faites mine d’éteindre la caméra mais continuez discrètement avant qu’elle ne le remarque… La confiance est difficile à installer…

En réalité, ma mère ne m’a jamais pris la main dans le sac. J’ai certes continué à enregistrer à son insu mais elle ne m’a pas surprise. Au montage, j’ai pensé que ce serait mieux si elle s’en rendait compte, cela accentuerait notre dualité. Nous avons donc enregistré sa voix où elle m’interpelle. La preuve que nous étions toujours à la lisière du réel et de la fiction.

Je vois rouge, en salles le 24 avril 2019, a bénéficié de l’aide à l'écriture, l’aide au développement, l’aide au développement renforcé FAIA Documentaire.