Lina Soualem : « Comment écrire une histoire faite de trous de mémoire ? »

Lina Soualem : « Comment écrire une histoire faite de trous de mémoire ? »

23 février 2024
Cinéma
 Bye Bye Tibériade
« Bye Bye Tibériade » réalisé par Lina Soualem JHR Films

Dans Bye Bye Tibériade, Lina Soualem revient avec sa mère Hiam Abbass dans le village palestinien que celle-ci a quitté trente ans plus tôt. Ensemble, elles sondent les mémoires dispersées de quatre générations de femmes à l’aide d’images du présent autant que d’archives intimes et historiques. Rencontre avec la cinéaste autour de cette écriture documentaire qui s’appuie sur différents régimes d’images.


Bye Bye Tibériade est construit autour de nombreuses archives vidéo de votre famille, notamment celles tournées par votre père, Zinedine Soualem, quand vous étiez enfant. Quelle place tenait ces archives dans votre vie avant que vous n’y posiez dessus votre regard de cinéaste ?

Lina Soualem : Mon père a en effet énormément filmé, dès ma naissance et pendant toute mon enfance. Il avait acheté ce caméscope et filmait aussi bien les voyages dans ma famille paternelle – des Algériens émigrés en Auvergne – que dans ma famille maternelle, dans le village palestinien de ma mère, Deir Hanna. Mon père a filmé la famille, mais aussi le territoire, la culture, les traditions, parfois des détails du quotidien qui peuvent paraître anodins, mais qui racontent énormément de choses sur des cultures qui sont menacées d’effacement, ou invisibilisées, ou qui ont disparu après la modernisation.

Faisait-il ces films dans une volonté de témoignage ?

Non, avant tout pour le plaisir. Cela dit, il filmait aussi ma famille maternelle pour la montrer à sa famille à lui, pour montrer la Palestine à mes grands-parents algériens. Il y avait donc une volonté de transmission, mais dans le temps présent. Quant à moi, j’ai toujours su que ces images existaient, mais c’est vrai qu’elles sont restées endormies pendant un moment. Elles ont repris une place dans ma vie au moment où j’ai eu envie de faire mon premier film, Leur Algérie (2020). C’était la première fois que je prenais une caméra, que j’apprenais à cadrer, que je réfléchissais à une écriture documentaire. Les archives de mon père ont été un point de départ. Dans ces images, que je redécouvrais avec un œil adulte, je décelais des choses que je n’avais jamais vraiment comprises, ou qui avaient été tues, comme si derrière les images se cachaient beaucoup de non-dits. Du côté algérien, je voyais par exemple ce cocon que mes grands-parents avaient reconstitué en Auvergne, et qui était une manière pour eux de survivre à la douleur du déracinement. Du côté palestinien, je me suis rendu compte que mon père, qui n’avait pas eu accès à sa propre culture algérienne, avait voulu, peut-être inconsciemment, garder des traces d’une autre culture – une culture qui risque en permanence la disparition et l’effacement, la culture de personnes dont l’histoire officielle n’est pas écrite ni reconnue. Sur ces images d’archives, je voyais à quel point mon père était fasciné par les personnes qu’il filmait, toutes les femmes de ma famille maternelle. Et en me filmant également moi, enfant, il m’a inscrite dans cette histoire, comme pour me donner une place au milieu de cette famille, de ces territoires. Dans ces images, je revois aussi ma mère plus jeune, à un âge auquel je ne l’ai pas connue, et je pouvais espérer grâce aux archives parvenir à mieux comprendre la femme qu’elle avait été. À partir de ces images, je pouvais entamer une écriture, partir à la recherche d’autres archives, pour compléter le puzzle de cette mémoire. Une mémoire éclatée et dispersée.

Comment avez-vous procédé avec les archives officielles ?

Je voulais dès le départ inclure des archives historiques. Le challenge était la recherche de ces archives, parce qu’il n’y a pas d’archives nationales palestiniennes. Les Palestiniens n’ont pas accès à leur patrimoine, comme ça peut être le cas en France, puisqu’il n’y a pas d’État. Il y a eu plusieurs initiatives pour regrouper ces archives, mais c’est difficile parce qu’elles appartiennent à de nombreux fonds différents. Il y a eu le mandat britannique, donc il y a beaucoup d’archives anglaises. Il y a des archives françaises également parce que Gaumont Actualités, à l’époque, récupérait beaucoup d’images des opérateurs sur place, souvent des militaires. Il y a des fondations privées aussi. C’est une longue recherche. On ne sait pas vraiment où aller et, comme rien n’est catalogué, on ne sait pas ce qu’on va trouver. Ça a représenté plusieurs années de recherches à l’aide de documentalistes françaises, palestiniennes ou jordaniennes. Finalement je suis tombée sur des images dont je ne soupçonnais pas l’existence, qui m’ont permis de replacer les personnages du film, les femmes de ma famille, que je raconte dans leur intimité et leur individualité, dans une histoire collective. Bye Bye Tibériade est une histoire de transmission de femme à femme, de mère à fille, mais cette histoire fait écho à une histoire collective des Palestiniens. L’entremêlement des différentes sources d’archives ne résulte pas d’un choix artistique ou plastique. Je ne me suis pas dit : « J’ai envie de faire un film avec plein de sources d’images différentes. » Ce choix s’est imposé parce qu’il était nécessaire au film, parce qu’il permettait de répondre à la question du film : comment écrit-on une histoire qui n’est pas officielle ? Comment écrit-on une histoire qui est faite de ruptures, de séparations et de trous de mémoire ? Comment écrit-on une histoire qui n’a pas été archivée et reconnue ? Ce n’est pas la même chose que dans Leur Algérie, où je partais d’un silence. Ici, il n’y a pas de silence, parce que l’histoire a été transmise oralement. Mais il y a un silence extérieur, une histoire niée. Il faut donc aller chercher ces sources d’images hétérogènes et les tisser entre elles pour recomposer une histoire linéaire. J’essaye de replacer tous les personnages du film dans l’utopie d’une histoire linéaire, comme si on n’avait pas vécu cette Nakba, cette expulsion massive des Palestiniens en 1948, comme si la famille n’avait pas été éclatée, comme si ces femmes avaient pu vivre ensemble, alors que dans la réalité, ce n’a pas été le cas.

Dans le film, on vous entend dire à votre mère Hiam Abbass : « J’aurais tellement aimé voir des images de ton mariage », et elle répond : « Pour quoi faire ? », comme si elle résistait au principe même du film !

Oui, parce que pour elle, ces images n’ont pas la même valeur. Elle a vécu ces événements-là, alors que je vis tout à travers les traces qui sont restées. C’est pour ça que chaque image pour moi est un trésor, parce qu’il y a toujours cette peur de voir des générations disparaître sans avoir transmis leur histoire. C’est d’ailleurs ce qu’on voit aujourd’hui à Gaza : ce ne sont pas seulement des vies qui sont décimées, mais toute une culture, des archives, des souvenirs… Je cite souvent Patricio Guzmán qui dit qu’un pays sans archives est comme une famille sans album photos. C’est très difficile de se construire sans traces.

On apprend dans Bye Bye Tibériade qu’avant d’être actrice, votre mère voulait devenir photographe…

En effet. J’ai hérité de tout ça. Et au-delà de l’image, il y a aussi les poèmes. Toutes ces écritures que j’ai découvertes en faisant le film. Je fais le geste de commencer à écrire l’histoire des femmes de ma famille à travers ma perception et ma sensibilité, et je me rends compte en faisant cela que ma propre mère avait aussi écrit un poème sur sa grand-mère, que mon grand-père écrivait des poèmes d’amour à ma grand-mère… Tous les fils de cette histoire s’entrecroisaient et je les tissais à l’aide de tous ces différents éléments qui me permettaient de me placer dans une transmission.

Aviez-vous des références en tête dans le registre de l’écriture documentaire fondée sur des archives ?

Oui. J’avais regardé à l’époque de Leur Algérie beaucoup de films sur la famille, sur la façon dont on peut raconter des histoires familiales dans des contextes politiques chargés. Il y a A World Not Ours de Mahdi Fleifel, un Palestinien vivant au Danemark qui raconte ses vacances en famille, enfant, dans un camp de réfugiés au Liban. Il commence son film par des images d’archives et raconte qu’en grandissant il a fini par comprendre que sa famille était enfermée dans ce camp, qui était le lieu de ses vacances et de ses souvenirs d’enfance. Ce qui m’avait frappée, c’était la façon dont il passait d’histoire tragique à des moments de rire. Je me suis dit qu’on pouvait raconter nos histoires par la vie et par le rire, pas seulement par la dureté et la mort. Il y a aussi Stories We Tell, de Sarah Polley, qui est allée jusqu’à fabriquer de fausses archives pour déceler un secret de famille ! Deux autres films plus récents m’ont énormément marquée : Radiographie d’une famille, un film iranien où la réalisatrice Firouzeh Khosrovani raconte l’histoire de ses parents en posant la voix de deux comédiens sur des images d’archives. Et Toute une nuit sans savoir, de Payal Kapadia, récemment présenté à la Quinzaine des Cinéastes, qui traite du racisme antimusulman en Inde, via des images contemporaines « transformées » en archives noir et blanc, dans une démarche très esthétisée et stimulante.

Lina Soualem a bénéficié de l'Aide au parcours d'auteur du CNC en 2023.
 

Bye Bye Tibériade

Bye Bye Tibériade
Bye Bye Tibériade JHR Films

Réalisation : Lina Soualem
Scénario : Lina Soualem et Nadine Naous, avec la collaboration de Gladys Joujou
Production : Jean-Marie Nizan
Coproduction : Guillaume Malandrin, Ossama Bawardi
Distribution : JHR Films

Soutiens du CNC : Fonds d'aide à l'innovation documentaire (écriture), Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial 2023), Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)