Louise Hémon : « Avec L’Engloutie, je cherchais une forme de réalisme magique »

Louise Hémon : « Avec L’Engloutie, je cherchais une forme de réalisme magique »

22 décembre 2025
Cinéma
« L’Engloutie » réalisé par Louise Hémon
« L’Engloutie » réalisé par Louise Hémon Take Shelter - Arte France Cinéma

Rencontre avec Louise Hémon, réalisatrice de documentaires et metteuse en scène de théâtre, qui signe son premier long métrage de fiction avec L’Engloutie, lauréat du Prix Jean Vigo 2025. 


Comment est née l’idée de ce premier long métrage de fiction ?

Louise Hémon : L’Engloutie est inspiré de récits qui font partie de l’histoire familiale de ma mère, qui est originaire des Alpes. Dans sa famille se sont succédé plusieurs générations d’institutrices et d’instituteurs laïcs, qui ont participé à ouvrir des écoles ou ont occupé des postes dans des hameaux isolés en haute montagne. C’était comme un rite initiatique que d’envoyer des institutrices, pour leur premier poste, dans des endroits reculés, des hameaux où personne ne voulait aller. Pendant mon enfance, j’ai baigné dans ces récits-là, d’abord à l’oral. Ça m’évoquait des histoires de westerns, avec un héros – ou en l’occurrence plutôt une héroïne – qui arrive dans une communauté fermée, au milieu des grands espaces, et qui doit s’y s’imposer. Ce côté western sous la neige me faisait rêver. Il y a par ailleurs des textes qui m’ont été transmis. Deux, en particulier. D’abord, un texte écrit par mon arrière-grand-tante, qui s’appelait Aimée, comme l’héroïne de L’Engloutie. En 1922, elle s’est vu demander par la Revue de géographie alpine d’écrire un récit anthropologique lors d’un hivernage, c’est-à-dire un hiver où elle enseignait dans un hameau isolé. Elle devait noter tout ce qui se passait. Les événements, les coutumes, les façons de vivre, les hauteurs de neige, les avalanches, etc. J’aimais beaucoup ce texte, notamment car elle y raconte que la trajectoire du soleil est basse l’hiver, et que le seul moment où il passe entre les cimes et vient éclairer un petit endroit du village, les hommes sortent des maisons et vont se prélasser au-dehors. Ils appellent ça « écouter le soleil ». J’ai utilisé cette idée dans le film, j’aimais l’image d’une jeune femme observant des hommes alanguis, se prélassant dans une lumière magique reflétée par la neige. J’avais très envie de filmer ça.

Et le deuxième texte ?

Il vient de mon grand-père maternel, qui écrivait des nouvelles à compte d’auteur. Il y en a une que j’adore qui s’appelle La Bière sur le toit. C’est l’histoire d’une institutrice dans un hameau hivernal, très haut dans la montagne. Le doyen du village meurt, mais on ne peut pas l’enterrer car le sol est gelé, alors les villageois décident de mettre le cercueil sur le toit de l’institutrice en attendant le printemps, en expliquant que ce sera mieux pour le défunt car il sera accompagné par les jeux et les rires des enfants. C’est vrai que quand on ne pouvait pas enterrer les gens, on les mettait soit dans un grenier, soit sur un toit, pour que les bêtes ne s’attaquent pas à la dépouille. Dans la nouvelle de mon grand-père, l’institutrice est terrorisée par ce macchabée au-dessus de sa tête. Plus la neige recouvre le cercueil, plus elle est effrayée. Le fait qu’il soit invisible le rend encore plus effrayant. Ça aussi, c’est quelque chose que j’avais envie de filmer, car il y a dans cette histoire toutes les tonalités que j’avais envie de mélanger, quelque chose de l’ordre du conte, ainsi qu’un mélange de cocasserie et d’effroi. Je voulais filmer ce cercueil au milieu des montagnes et cette jeune femme terrifiée.

L’Engloutie est inspiré de récits qui font partie de l’histoire familiale de ma mère, qui est originaire des Alpes.

Le film procure un sentiment de réalisme très fort. En plus des textes de votre famille, quelles ont été vos sources documentaires ?

Je fais en réalité des recherches sur l’histoire de cette région depuis longtemps, depuis l’adolescence. Ça m’a toujours intéressée, mes parents possèdent une maison dans les Hautes-Alpes dans laquelle je vais souvent. Pour le film, j’ai fait beaucoup de recherches iconographiques, afin d’avoir des images des objets et des maisons de l’époque. Je me suis aussi beaucoup intéressée au fait que les Hautes-Alpes se sont vidées de leur population, parce que c’était très enclavé, très miséreux, et que de nombreux habitants sont partis coloniser l’Algérie, le Mexique ou l’Amérique du Nord. Tous ces questionnements ont nourri le film. Mais il y a aussi beaucoup d’imaginaire, la reconstitution historique n’est pas exacte, je recherchais une forme de réalisme magique. C’était plus important pour moi que ce monde soit crédible plutôt que totalement vrai. Car plus on fait une reconstitution, plus on prend le risque que les choses se figent. Je me suis aussi beaucoup appuyée sur un casting sauvage, qui a été mené par Marie Cantet. Je tenais à mélanger des acteurs professionnels et des non-acteurs, qui sont de vrais montagnards, avec des métiers liés à la montagne : éleveurs de brebis, moniteurs de ski… Ils ont des accents, connaissent le patois occitan alpin, ont des peaux qui ont pris le soleil… Sans eux, la vérité aurait été dure à attraper. Ce goût de la rencontre vient aussi de mon expérience du documentaire.

 

Comment le choix du format 4/3 s’est-il imposé ?

Quand on regarde la montagne, on peut avoir envie de Scope ou de 16/9e, parce c’est large et majestueux. Mais j’avais envie du 4/3 dès le début, parce que c’est le format du cinéma des origines, du cinéma muet, et que le film se déroule en 1899. Mais la nostalgie n’aurait pas été une raison suffisante. Ce n’était qu’une intuition, et j’avais envie de la tester. Un an avant le tournage, avec la cheffe opératrice Marine Atlan, nous sommes donc allées faire des essais et filmer la neige. C’est la matière la plus difficile à filmer, la matière la plus réfléchissante qui existe. Lors de ces essais, nous avons testé des formats, et nous avons constaté que c’est le 4/3 qui fonctionnait le mieux par rapport à la mise en scène que j’avais en tête. Au milieu de la majesté et du romantisme des montagnes, ça ramenait de la verticalité, du vertige, et aussi de l’étouffement. Je voulais que le film soit étouffant malgré le fait qu’il se déroule en plein air, qu’il soit comme un huis clos à ciel ouvert.

Je tenais à mélanger des acteurs professionnels et des non-acteurs, qui sont de vrais montagnards, avec des métiers liés à la montagne : éleveurs de brebis, moniteurs de ski… Ils ont des accents, connaissent le patois occitan alpin, ont des peaux qui ont pris le soleil… Sans eux, la vérité aurait été dure à attraper.

Le film frôle le fantastique, comme s’il voulait s’approcher du genre mais sans complètement s’y abandonner…

Je suis allée chercher le fantastique dans le réel. Je ne voulais pas utiliser les codes du genre. Tout ce qui est étrange, il fallait le trouver dans le réel. Par exemple, filmer la nuit sous la pleine lune, parce que le manteau neigeux fonctionne comme un réflecteur géant. Dans la nuit éclairée par la pleine lune, tout est bleu, on peut voir très loin, c’est comme une nuit américaine mais naturelle. C’est le phénomène que j’aime le plus en montagne et je voulais le filmer. Toutes les nuits extérieures du film, nous les avons filmées quatre nuits d’affilée sous cette pleine lune. Il n’y a heureusement pas eu de nuages, donc nous avons pu capturer cette lumière étrange. Le sentiment du fantastique est aussi né du fait que nous sommes parties de la réalité lumineuse des intérieurs : de petites ouvertures de fenêtres, peu de chandelles parce que ça coûtait cher à l’époque, peu d’huile dans les lampes à huile, un seul foyer pour tout le village parce qu’on économisait le bois de chauffe… Je voulais que toutes les sources de lumière soient à vue, et forcément ça crée des clairs obscurs, des pans entiers de l’image sont peu visibles, l’œil doit fouiller pour les comprendre. Ces extérieurs éblouissants et ces intérieurs très sombres mettent l’imaginaire à contribution. Il y a aussi la nature même des montagnes, qui sont immenses, vertigineuses, mais également là depuis la nuit des temps. Il n’y a pas qu’un vertige physique, il y a aussi un vertige temporel. C’est l’effet que m’a toujours fait la montagne et j’ai voulu le retranscrire dans le film. Il y a également beaucoup de suggestion par le regard, des plans qui durent un peu trop longtemps, et qui invitent le spectateur à chercher quelque chose dans l’image. Enfin, il y a un grand travail sur le son et le hors-champ. Soit c’est silencieux parce que la neige absorbe le son, soit il y a un vent entêtant, obsédant, qui traduit la peur ou l’inquiétude des personnages. Il fallait traquer dans le réel tout ce qui ramène au conte, sans rien ajouter… Rien, à part la musique d’Émile Sornin, qui instigue dès le début cette inquiétante étrangeté.

L’ENGLOUTIE

Affiche de « L’ENGLOUTIE »
L'Engloutie Condor

Réalisation : Louise Hémon
Scénario : Louise Hémon, Anaïs Tellenne
Production : Take Shelter
Distribution : Condor 
Ventes internationales : Kinology
Sortie le 24 décembre 2025

Soutiens sélectifs du CNC : Soutien au scénario (aide à l'écriture), Avance sur recettes avant réalisation, Aide à la création de musiques originales, Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial), Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025), Aide sélective aux effets visuels numériques