Nadège Trebal : « Douze Mille est un film aussi physique que cérébral »

Nadège Trebal : « Douze Mille est un film aussi physique que cérébral »

14 janvier 2020
Cinéma
Douze Mille
Douze Mille Mezzanine Films - Maïa Productions - Shellac
Son premier long métrage de fiction suit l’odyssée d’un chômeur partant loin de chez lui et de celle qu’il aime pour trouver un boulot lui rapportant 12 000 euros. Nadège Trebal nous raconte la confection de ce film politique et sensuel à la fois. Un film social singulier dans la France de 2020.

Qu’est-ce qui vous a conduit après deux documentaires à aller vers la fiction avec Douze Mille ?

Nadège Trebal : J’ai fait la Fémis section scénario, donc je savais qu’un jour ou l’autre, je me confronterais à la fiction. Mais j’ai en effet commencé par le documentaire en allant par deux fois filmer des ouvriers au travail dans une raffinerie de pétrole (Bleu pétrole) et dans une casse automobile (Casse). Là, j’ai eu le sentiment de me confronter aux victimes concrètes de la lutte des classes modernes : ces hommes qui n’ont finalement que leur corps pour capital. Mais quand on fait du documentaire, on tourne souvent dans des lieux où on ne peut pas tout filmer. Cela suscite donc des geysers de fictions que j’ai voulu ici explorer. Et cela en m’appuyant sur deux piliers : la cérébralité et le physique, sans que jamais le premier ne prenne le pas sur le second. Parce que la vision des corps des hommes au travail me procure cette double émotion, sensuelle et politique.

Dès la première scène du film, d’ailleurs, la sensualité est posée. On est d’emblée dans l’intimité de ce couple (formé à l’écran par vous et Arieh Worthalter) qui constitue le cœur de Douze Mille

C’était essentiel pour moi. Je ne voulais rien suggérer, mais imposer tout de suite les piliers de leur relation : l’amour physique et l’argent. Je ne réduis pas leurs sentiments à cela, mais je les exprime par leur matérialité. Et je cherche à montrer comment le langage d’une économie planétaire contamine les secrets « d’entreprise » d’un couple.

Est-ce que des films ont constitué pour vous une source d’inspiration sur ce double terrain-là ?

J’avais dans la tête Imamura, Pasolini, Fassbinder… C’étaient mes modèles. Mais je pourrais aussi citer Chaplin. Ses films, que j’ai découverts très jeune, ont forgé chez moi une certaine vision de la masculinité. Sa façon de se tenir, sa manière de se mouvoir étaient très mystérieuses pour moi. Est-ce que cet homme à la fois très virevoltant et très maladroit était sexué ? Inconsciemment, il m’a aidée à comprendre que le corps des êtres qu’on filme est un monde en soi.

Un monde que vous filmez ici à travers plusieurs scènes dansées. Qu’est-ce qui vous a incitée à collaborer avec le chorégraphe Jean-Claude Gallotta ?

C’est une idée de l’un de mes producteurs, Gilles Sandoz, qui avait produit deux longs métrages que Jean-Claude avait réalisés au début des années 1990. Il m’a poussée à le rencontrer, car il pensait que Jean-Claude allait m’opposer la réalité de son métier à ce que j’avais couché sur le papier et donc trouver des solutions pour des comédiens dont danser n’est pas le métier. Quelque chose d’à la fois possible et farfelu. Et dès notre première rencontre, alors que j’avais en tête la virtuosité et la féérie des comédies musicales que j’aime (Chantons sous la pluie…), il m’a tout de suite orientée vers des choses plus a minima. Et m’a incitée à partir de moi au lieu de chercher la virtuosité.

Le fait que vous incarniez vous-même l’héroïne de cette histoire était prévu dès le départ ?

Douze Mille Mezzanine Films - Maïa Productions - Shellac

Non et j’avais d’ailleurs trouvé une actrice que je trouvais très bien pour le rôle. Et puis ça n’a pas été possible pour des questions de calendrier. J’en ai été évidemment très malheureuse, mais dans les heures qui ont suivi, j’ai décidé de ne chercher personne d’autre et de la jouer moi-même. En fait, j’en ai eu envie. Et j’ai eu presque honte de formuler ce désir. Mais des gens qui me connaissaient m’y ont encouragée, m’expliquant que j’étais le personnage, que je pouvais le faire.

Est-ce qu’avec vous et Arieh Worthalter, il y avait une volonté de votre part de réunir à l’écran des comédiens peu ou pas identifiés par le public pour camper les personnages centraux de cette histoire ?

Non, car même si Arieh avait été le premier acteur que j’avais rencontré, le comédien qui a failli faire le rôle était un visage connu. Mais je suis revenue à Arieh. Girl (où il joue le père de l’héroïne) n’était pas encore sorti à l’époque. Et j’avoue qu’il y avait au fond de moi le plaisir et l’orgueil que cet homme aussi exceptionnel, qui donne tellement au film, puisse être un peu découvert à travers lui. Et je me suis aussi dit qu’il allait me permettre de faire le pont avec le documentaire où on filme finalement des anonymes sublimes qu’on n’a jamais vus avant et qu’on ne reverra plus après.

Que vous a apporté votre travail de documentariste dans cette fiction très politique ?

Le documentaire vous muscle, car vous êtes obligé de faire avec ce qui est devant vous et que vous risquez de perdre si vous n’arrivez pas à le saisir sur l’instant. Il permet aussi d’aiguiser son regard, de savoir plus vite ce qui va être valable pour le film, au final. Dans la fiction, votre regard est préconstruit par le temps long dû au financement. Donc une fois sur le plateau, il faut surtout se prémunir de filmer le programme, se faire dérailler soi-même, saisir les accidents. Et avoir fait du documentaire est un atout majeur pour cela, j’ai pu le constater tout au long du tournage de Douze Mille.

Douze Mille, qui sort mercredi 15 janvier 2020, a reçu l’avance sur recettes avant réalisation, l’aide au développement de projets de long métrage, l’aide sélective à la distribution (aide au programme) et l’aide sélective à l'édition vidéo (aide au programme) du CNC.