Nicolas Philibert : « Réaliser un documentaire, c’est espérer que l'imprévu surgisse »

Nicolas Philibert : « Réaliser un documentaire, c’est espérer que l'imprévu surgisse »

21 mars 2024
Cinéma
Averroès & Rosa Parks
« Averroès & Rosa Parks » réalisé par Nicolas Philibert Les Films du Losange

Après Sur l’Adamant, Ours d’or en 2023, le réalisateur, qui présidera le jury de l'Œil d’or au prochain Festival de Cannes, pose à nouveau sa caméra au sein du Pôle psychiatrique Paris-Centre à travers deux autres documentaires : Averroès & Rosa Parks dans lequel il filme les échanges entre soignants et patients de deux unités de l’hôpital Esquirol, et La Machine à écrire et autres sources de tracas, où il observe les visites à domicile de certains patients pour résoudre leurs soucis domestiques. Un triptyque dont il nous dévoile aujourd’hui les coulisses.


Qu’est-ce qui vous a donné envie d’aborder de nouveau la psychiatrie, plus de vingt-cinq ans après La Moindre des choses ?

Nicolas Philibert : J’ai le sentiment de ne jamais être complètement revenu de la clinique de la Borde, dans le Loir-et-Cher. Car le tournage de La Moindre des choses a été une expérience humaine dense et mémorable. Comme toutes celles et ceux qui sont passés par la Borde, j’ai été marqué à vie par ce lieu, alors que je m’étais lancé dans ce film un peu à reculons.

Pour quelle raison ?

Je me disais que ceux qui y étaient soignés n’avaient qu’une envie : qu’on leur fiche la paix. Je pensais que la présence de ma caméra pourrait déranger et que filmer cette souffrance risquait de basculer dans l’obscène. J’ai mis un an avant de franchir le pas. En passant trois jours sur place, des patients à qui je parlais m’ont aidé à dépasser mes scrupules, mes appréhensions. C’est pour cela que j’ai fait ce film finalement. Et puis, vingt-cinq ans plus tard, j’ai été invité sur l’Adamant – cette péniche qui offre à la fois un cadre de soins et d’ateliers culturels – pour parler de mon travail. Sur place, j’ai passé deux heures avec des gens qui m’ont poussé dans mes retranchements, car on ne se contente pas de réponses toutes faites face à des personnes qui donnent l’impression d’être perpétuellement en quête de sens. Ces échanges ont déclenché l’envie de revenir en psychiatrie pour filmer ce lieu atypique et assez cinématographique.

Visuel Sur l'Adamant
Sur l'Adamant Les Films du Losange

Quand naît l’idée d’un triptyque ?

Au bout de quelques semaines de tournage, je me suis dit qu’il pourrait être intéressant d’élargir le champ, de montrer d’autres aspects plus durs. Pas seulement pour éviter qu’on me répète que je suis le cinéaste qui ne regarde que le bon côté des choses, mais pour explorer les autres facettes d’un ensemble beaucoup plus large. J’ai donc choisi Averroès et Rosa Parks, les deux unités de l’hôpital Esquirol appartenant aussi au Pôle de psychiatrie Paris-Centre, puis les visites à domicile que les soignants font à certains patients pour les aider quand ils sont confrontés à des problèmes domestiques. Par ce geste, j’allais pouvoir montrer la circulation entre les différentes structures et les différentes façons d’accompagner les malades. C’est ainsi que l’ensemble est peu à peu devenu triptyque dans ma tête. Pendant le montage de Sur l’Adamant, j’ai commencé à aller filmer dans Averroès et Rosa Parks, et pour La Machine à écrire et autres sources de tracas, je suis allé rendre visite à différents patients rencontrés au moment du tournage de Sur l’Adamant.

Comment travaillez-vous la première fois que vous arrivez à bord de l’Adamant, puis dans les deux hôpitaux et dans les appartements des patients. Mettez-vous du temps avant de commencer à filmer ?

Non, très peu de temps. Je pense que ça ne sert à rien, que la présence de la caméra rebat toutes les cartes et fait surgir des choses qui n’auraient jamais existé sans elle, même si j’avais passé des semaines à observer en amont. Évidemment, je commence par me présenter et expliquer ce que j’ai en tête. Des aspects très concrets : mon envie de faire un film parmi ces gens pour le grand écran, le fait que je n’impose à personne d’être filmé et que si quelqu’un accepte puis se rétracte, cela ne pose aucun problème. Je tiens exactement le même discours avec tous, il ne varie pas en fonction de mes interlocuteurs.

De combien de membres se compose votre équipe de tournage ?

Au grand complet, nous sommes quatre avec un assistant, un ingénieur du son et un stagiaire. Mais la plupart du temps, je suis seul car je tourne ces films sans préméditation, sans l’once d’un programme préétabli ni l’envie de démontrer quoi que ce soit. Je me laisse porter par la vie quotidienne des lieux où je filme et j’invente le film à partir de cette matière.

Dans Averroès & Rosa Parks, votre place de cinéaste est différente de celle que vous occupez dans Sur l’Adamant. On vous interpelle moins, vous filmez des échanges et non des confessions face caméra… Ensuite, dans La Machine à écrire et autres sources de tracas, on s’adresse de nouveau directement à vous. Dans quelle position préférez-vous être ?

Ce que j’aime, c’est faire comprendre aux spectateurs qu’il y a quelqu’un derrière la caméra. Je dis d’ailleurs à ceux que je filme : faites comme si j’étais là ! Chris Marker expliquait n’avoir jamais rien entendu d’aussi stupide que le fait de dire aux gens que l’on filme dans un documentaire de ne pas regarder la caméra. Et je partage entièrement son avis. Je ne fais pas des films pour traiter un sujet ou tenir un discours, mais pour emmener les spectateurs à la rencontre d’un lieu, d’un groupe, d’un petit monde. Le fait qu’on perçoive ma présence me paraît donc en découler logiquement.

 

Quand vous filmez, avez-vous en tête les a priori, voire la peur, que peuvent avoir les spectateurs par rapport à la psychiatrie ?

Non, en tournant, je n’y pense pas. Je suis dans l’échange, concentré sur ceux que je filme et la technique. C’est très concret. Mon film, je le cherche à ce moment-là. Je ne sais pas encore à quoi il va ressembler. J’invite les personnes que j’ai envie de filmer à me donner quelque chose. Mais je suis persuadé qu’elles ne peuvent vraiment le faire que si elles se sentent considérés. C’est ce à quoi je m’attache, mais là encore très naturellement. Parce que mon film naît et vit de mon envie de les écouter.

Comment gérez-vous la question de l’espace, forcément différente sur une péniche comme l’Adamant, dans des hôpitaux ou des appartements parfois exigus ?

Là encore de manière très pragmatique. Si j’ai appris un enseignement au fil de mes documentaires, c’est à faire avec. Réaliser un documentaire, c’est apprendre à faire avec le réel. C’est espérer que l’imprévu surgisse, bouscule les choses. Si je ne tourne pas de fiction, c’est parce que je n’aime pas savoir à l’avance de quoi le film sera fait. J’ai besoin de l’inventer au fil des jours.

Avez-vous une méthode particulière pour le montage ?

En général, je ne commence à monter qu’une fois le tournage terminé.

Et comment, dans cet esprit de liberté qui vous anime, savez-vous que vous avez terminé de filmer ?

Une fois encore de manière très intuitive : quand le désir de commencer à monter et de commencer à construire tout ce que j’ai pu saisir avec ma caméra prend le dessus sur l’envie de continuer à filmer. Mais une fois en montage, rien ne m’empêche de revenir filmer quelques jours si j’en ressens le besoin.

La Machine à écrire
La Machine à écrire et autres sources de tracas Les Films du Losange

Quel a été le film le plus complexe à monter de ce triptyque ?

Sans hésitation, Sur l’Adamant ! C’est celui qui agrège la plus grande disparité de situations et de séquences : des réunions, des ateliers, une personne qui se met au piano et chante, certaines qui m’interpellent, d’autres qui me racontent quelque chose face caméra… Il n’y a pas de chronologie, un début, un milieu, une fin. J’ai dû donc inventer une narration. Alors que dans Averroès & Rosa Parks, je filme en longueur des entretiens, des échanges entre soignants et patients. Il ne s’agit donc que d’en raccourcir certains et de trouver le bon ordre, ce que je suis parvenu à faire assez vite. Idem pour La Machine à écrire et autres sources de tracas, construit, comme quatre petites nouvelles, sur quatre visites à domicile qui s’enchaînent sans que je cherche à les entrelacer pour ne pas donner un sentiment de fabrication.

Envisagez-vous de faire de cette trilogie une quadrilogie ?

J’ai appris, au fil de mes tournages, qu’il existait des familles d’accueil de soignants. Ce qui pourrait être un beau sujet de film… Mais il est bien trop tôt pour évoquer un nouveau projet alors que je viens de terminer ces trois longs métrages successifs. Comme disait Labarthe, maintenant que ces films sont faits, il faut les « inachever » !
 

SUR L’ADAMANT

Sur l'Adamant

Réalisation, scénario et montage : Nicolas Philibert
Production : TS Productions, Longride
Distribution et ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie en salles le 19 avril 2023

Soutiens du CNC : Avance sur recettes avant réalisation et Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)

AVERROÈS & ROSA PARKS

Averroès et Rosa Parks

Réalisation, scénario et montage : Nicolas Philibert
Production : TS Productions, Les Films du Losange, Universciné
Distribution et ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie en salles le 20 mars 2024

Soutien du CNC : Avance sur recettes après réalisation

LA MACHINE À ÉCRIRE ET AUTRES SOURCES DE TRACAS

La machine

Réalisation, scénario et montage : Nicolas Philibert
Production : TS Productions, Les Films du Losange
Distribution et ventes internationales : Les Films du Losange
Sortie en salles le 17 avril 2024