Patricio Guzman, ou la transmission de la mémoire chilienne

Patricio Guzman, ou la transmission de la mémoire chilienne

31 octobre 2019
Cinéma
La Cordillère des songes
La Cordillère des songes Atacama Production - ARTE France Cinéma - Sampek Productions - Market Chile
Pour clore sa trilogie de la mémoire, le poète documentariste chilien Patricio Guzman fait planer sa caméra au-dessus de Santiago et de la Cordillère des Andes. Rencontre avec un magicien des mots, de la pensée et du cinéma.

Après La Bataille du Chili, vous avez réalisé plusieurs documentaires de cinéma-vérité sur la dictature de Pinochet. Jusqu’à Nostalgie de la lumière qui abandonnait l’archive pour mêler journal intime, portrait sensoriel du pays et interrogations métaphysiques. Comment expliquez-vous cette rupture ?

(longue pause) La dictature, la répression, Pinochet… J’avais l’impression d’avoir donné. Au bout d’un moment j’ai préféré me concentrer sur les choses, au sens le plus littéral du terme, et avancer en me posant des questions. Pour faire simple, disons que je suis passé du cinéma-vérité à une réflexion autour du réel. Une enquête. D’ailleurs, c’est parce que j’avais arpenté le cinéma-vérité, que j’ai pu faire ce que je voulais avec le documentaire. Par exemple, je me sers désormais de la voix-off pour alimenter ma réflexion. Je ne décris plus, je réfléchis à haute voix. Et ce qui m’intéresse de plus en plus c’est la manière dont fonctionne la mémoire. La Bataille du Chili, c’était le point zéro, les faits, l’origine. Depuis quelques années, j’ai compris que je pouvais parler du Chili d’une manière plus concrète. Nostalgie de la lumière est né de mon envie de faire un documentaire sur le désert, Le Bouton de nacre sur l’océan… C’est la matière qui dicte mes choix.

Et maintenant la Cordillère des Andes, la montagne. Vous aviez dès le début l’idée d’une trilogie ?

Non. Ce n’est qu’au milieu du tournage de Nostalgie de la lumière que j’ai eu l’idée de faire un film sur les côtes et l’océan (qui allait devenir bien plus tard Le Bouton de nacre). Quant à la Cordillère, elle a toujours été là, quelque part dans mon esprit, mais rien n’était prémédité.

C’est à la fois le film le plus personnel de la trilogie (celui où vous parlez le plus à la première personne) et le plus frontal également. C’était volontaire ?

D’abord, j’ai vite senti que, sur ce film-là, il fallait que je m’inclue plus dans le processus, que je sois vraiment présent. C’est sans doute lié à la nature de ce que je décris : dans Nostalgie, je faisais face au désert ; dans Le Bouton de nacre, j’étais face à la mer. La Cordillère, je n’avais pas d’autre choix que d’être, non plus en face, mais dedans. Sans doute parce que j’ai vécu à Santiago qui est encerclé par cette montagne. Et vous avez raison : La Cordillère des songes est sans doute plus « frontal » que les deux films précédents. Il y a moins de métaphores, il est peut-être moins poétique, mais je pense que ça tient aux témoignages que j’ai collectés. Quand j’ai commencé à parler aux gens, je me suis rendu compte que la Cordillère n’inspire pas les Chiliens. C’est un bloc de montagne et quand j’interrogeais des poètes, des écrivains ou des scientifiques, leurs réponses étaient plus directes. Le style du film provient de là.

La Cordillère des songes Atacama Production/ARTE France Cinéma/Sampek Productions/Market Chile/DR

Comment est né La Cordillère des songes ?

Le Chili est un pays enfermé, isolé. En tout cas, c’est comme ça dans la tête de tous les Chiliens. Et après avoir évoqué le désert d’Atacama et l’océan, je voulais parler de cette autre frontière, le mur de la Cordillère contre lequel on se cogne tous. Je voulais explorer cette idée fixe, constitutive de la nationalité chilienne. Et voir ce qui va avec, ce qui nous obsède depuis le XVIIIè : la fin du monde.

Le Chili est un drôle de pays ; il n’y a rien autour et on est à part, littéralement coupé du monde. Quand vous naissez et que vous grandissez à Santiago, toute votre vie vous avez en face de vous cette muraille. Elle fait partie de notre quotidien, c’est la colonne vertébrale de notre paysage, géographique et mental. Elle est là ; on l’aime bien sûr, mais c’est un mur ! Et à travers ce mur, je pouvais parler des habitants de la ville, de Santiago…

… et du coup d’état, car malgré tout, vous continuez d’explorer le passé du pays. C’est en tout cas le sens de la présence de Pablo Salas, ce documentariste qui enregistre la réalité du pays. Son travail obstiné apporte d’ailleurs une touche lumineuse au film.

Je voulais parler de Pablo, parce qu’il est resté au Chili pendant que moi j’étais parti en exil. Je voulais montrer ses films, parler de lui, parler avec lui. C’est amusant : je ne sais jamais quand je commence un documentaire, qui sera mon personnage principal. Il apparaît progressivement. Et c’est ce qui est arrivé avec Pablo qui est un personnage magnifique. C’est en lui parlant que je me suis rendu compte qu’il ferait un sujet de documentaire fabuleux. Notamment à cause de toutes les archives qu’il possède. C’est à ce moment-là que le film est vraiment né d’ailleurs… Beaucoup de gens me disent que La Cordillère des songes est mon film le plus sombre, le plus désespéré, mais je pense comme vous, que Salas montre qu’il y a eu une transmission de la mémoire. Et que finalement tout cela, tout ce que nous avons accompli n’aura pas été vain.

La Cordillère des songes, en salles le 30 octobre, a bénéficié de l’aide au développement de projets de long métrage, l’avance sur recettes après réalisation, l’aide sélective à la distribution (aide au programme), l’aide sélective à l’édition vidéo du CNC.