« Rue des dames », les esprits de La Rumeur

« Rue des dames », les esprits de La Rumeur

14 décembre 2023
Cinéma
« Rue des dames »
« Rue des dames » réalisé par Hamé Bourokba et Ekoué Labitey The Jokers

Hamé et Ekoué, alias Mohamed Bourokba et Ekoué Labitey, les deux membres fondateurs de La Rumeur, groupe pionnier du rap français, cosignent leur deuxième long métrage, Rue des dames. Portrait croisé du duo de cinéastes.


Les premiers mots que nous avons entendus de La Rumeur datent de 2002, placés en introduction d’un premier album, L’Ombre sur la mesure. On y entend des intellectuels théoriser sur un même thème. « Une rumeur, c’est une information non vérifiée qui circule…, ça ne veut pas dire faux » ; « La rumeur, c’est le “caché” : “Qu’est-ce qu’on cache ? –  Je vais vous le dire !” “Qu’est-ce que l’on ne devrait pas savoir ? – Je vais vous le dire…” » Avec une telle entrée en matière, la presse a tôt fait d’ériger les deux leaders du groupe, Hamé et Ekoué, 27 ans à l’époque, en têtes pensantes d’un genre musical encore à la marge, que le « grand monde » regardait alors de haut. Derrière les mots à la violence volontiers exacerbée ou aux attitudes de mauvais garçons, La Rumeur avait autre chose à proposer en posant cette question inaugurale : « Qu’est qu’on cache ? » Une façon de renverser la vapeur et de tout dévoiler. De donner à entendre et bientôt à voir.

Deux décennies plus tard, la fièvre est toujours là, le poids des responsabilités aussi. Fidèles en amitié et au 18e arrondissement parisien qui a vu naître le groupe, Hamé et Ekoué signent Rue des dames, leur deuxième long métrage sorti en salles le 13 décembre. Après avoir plongé leurs héros dans les arrière-cours et les bistrots de Pigalle dans Les Derniers Parisiens en 2017, ils investissent aujourd’hui un territoire voisin, le début de la rue des dames dans le 17e arrondissement, qui prend sa source dans la grouillante avenue de Clichy. On y voit Mia (Garance Marillier), une jeune femme enceinte de son premier enfant, se débattre pour joindre les deux bouts. Rue des dames, tourné dans une France à peine sortie des confinements liés à la crise du Covid-19, dévoile un inframonde à ciel ouvert peuplé de personnages mêlés à toutes sortes d’intrigues secrètes : trafic d’argent, soirées privées… Une fiction qui arrache des lambeaux à un réel que les cinéastes entendent mettre sur le devant de la scène, perpétuant ainsi l’esprit des fondamentaux de la culture hip-hop. Outre Garance Marillier (Grave…) ou Sandor Funtek (Les Derniers Parisiens, Suprêmes…), les deux cinéastes ont privilégié des comédiens amis appartenant à leur « nébuleuse », selon le terme d’Ekoué. Plus qu’un groupe, La Rumeur est un collectif.

Un imagier commun

Rue Caulaincourt, sur les hauteurs qui mènent à Montmartre, Hamé et Ekoué reçoivent dans leurs locaux. Au mur, les affiches témoignent du chemin cinématographique parcouru : De l’encre, leur coup d’essai en forme de téléfilm en 2011, Ce chemin devant moi, court métrage réalisé en solo par Hamé, sélectionné au Festival de Cannes en 2012, et bien sûr les deux longs métrages. Les téléphones sonnent de partout. La sortie en salles de Rue des dames dynamise forcément le quotidien. Les deux cinéastes doivent se démultiplier. La part artisanale de la musique et du cinéma permet de garder les idées en place. Des idées dont la sève innerve le bitume environnant. « L’ancrage géographique de nos films est intimement lié à notre histoire commune, à notre rencontre et donc à la naissance de La Rumeur…, expliqué Hamé. Quand j’ai quitté Perpignan, où j’ai grandi, pour Paris au début des années 1990, le quartier de Pigalle était celui des salles où j’allais voir les premiers concerts de rap, où je m’exerçais en tant que chanteur lors de sessions d’impro. Nous nous sommes rencontrés à ce moment-là avec Ekoué. Ce quartier que nous arpentons ensemble depuis près de trente ans, c’est notre imagier commun… ». « Le banc sur lequel nous avons écrit notre premier rap n’est pas loin d’ici… », surenchérit un brin nostalgique Ekoué, avant de se montrer plus pragmatique : « Tourner sur place répond aussi à un impératif économique. Déplacer des équipes coûte cher… Cette contrainte réduit forcément le champ des possibles. Nous avons une approche contributive du métier. L’idée est que tout le monde puisse travailler dignement. »

Laisser la caméra errer

Conjointement à la sortie du film, La Rumeur défend cette année un cinquième album, Comment rester propre ? Le groupe n’a jamais cherché à adapter son style brut à une quelconque loi du marché. Son approche du cinéma répond à la même honnêteté. « Nous avons nos propres codes, nos propres valeurs…, poursuit Ekoué. La notion de collectif implique aussi des responsabilités dans les messages que nous envoyons, les gestes que nous faisons. La rue n’est pas seulement une réalité spatiale, c’est un état d’esprit, des tronches, une langue, une façon de cogiter… On raconte des histoires de “voyous”, de gens qui n’ont pas les moyens de remplir leur frigo vide. C’est ici que ça se passe mais ça pourrait aussi être ailleurs. » Hamé confirme : « Un lieu n’est rien sans les gens qui le peuplent. Contrairement aux Derniers Parisiens, où nous avons laissé la caméra errer afin de capter l’atmosphère du Pigalle nocturne, nous n’avons pas cherché à élargir le cadre dans Rue des dames. C’est la vérité des personnages qui nous intéressait. Des personnages qui cherchent une légitimité. Ils ne sont pas chez eux, ne sont pas établis. Le paysage du film, c’est leur tension intérieure. »

Un même geste

Mohamed Bourokba, dit Hamé, est né à Perpignan en 1975. La magie du cinéma sur grand écran reste associée à ses vacances en Algérie. Avec son père et ses oncles, il découvre les films de Sergio Leone, les westerns classiques de John Ford ou les comédies à l’italienne dans des salles d’Alger. C’est en arrivant à Paris, où il s’inscrit à la Sorbonne en sociologie des médias, qu’une approche plus cinéphile se fait peu à peu jour. Il laissera inachevé un mémoire sur « les scénarios adaptés des œuvres de Bertolt Brecht », et partira en 2007 à New York suivre les cours de la Tisch School of the Arts qui a vu passer sur ses bancs Martin Scorsese, Spike Lee ou les frères Coen. « En France, j’ai surtout appris la théorie, aux États-Unis, la pratique. D’un coup, je découvrais le pragmatisme du tournage… »

C’est au contact d’Hamé qu’Ekoué Labitey, né lui aussi en 1975 mais à Villiers-le-Bel dans le Val d’Oise, d’un père expert-comptable originaire du Togo et d’une mère ouvrière du tertiaire, a commencé à regarder le cinéma avec intérêt. Pour autant, écrire, chanter ou filmer répond d’un même geste que cet ancien étudiant en sciences politiques formule ainsi : « Quand tu écris un texte, il doit être suffisamment incarné pour que des images ressortent mais aussi des dialogues, des odeurs, des personnages… » Sur un tournage, il se dit qu’Hamé est plus préoccupé par la mise en scène et Ekoué par la direction d’acteurs. « Cependant, tient à préciser le premier, rien n’est cloisonné, ça circule. Et parfois, c’est l’inverse… Sur un tournage, il faut aller vite, on trouve notre équilibre dans l’action… » Ekoué conclut : « La création, ça reste du bricolage. La Rumeur est née sur un banc, puis on a travaillé dans un petit home studio fait de bric et de broc… On vient de là ! » 2023 s’achève pour le duo avec la sortie de Rue des dames. Demain, Hamé et Ekoué reprendront la tournée pour leur cinquième album et travailleront sur la série documentaire qu’ils entendent réaliser dans quelques mois. Dans l’action. Toujours.

Rue des dames

rue des dames
Rue des dames The Jokers Films

Scénario et réalisation : Hamé Bourokba et Ekoué Labitey
Image : César Decharme
Montage : Hugo Lemant
Musique : Mosey et Kim N’Guyen/Pepper Island
Costumes : Chrisyel Birot
Production : La Rumeur Filme, Mare e monti
Distribution : The Jokers Films
En salles : 13 décembre 2023

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