Quand et comment vous êtes-vous rencontrés ?
Mailys Vallade : Nous avons fait l’École des Gobelins à deux promotions d’intervalle. Mais notre vraie rencontre professionnelle a eu lieu quand nous avons tous les deux décroché notre premier job de « story-boardeur » junior sur Le Petit Prince de Mark Osborne. Nous avons énormément appris de cette école américaine où tout le monde est mis à contribution tout le temps jusqu’à l’épuisement. C’est là où j’ai pu voir comment Liane-Cho travaillait sur ses personnages. Mais avant Le Petit Prince, j’avais aussi collaboré à Adama [de Simon Rouby] et Ernest et Célestine [du trio Benjamin Renner, Vincent Patar et Stéphane Aubier]. Rémi Chayé avait aimé mon travail et il m’a appelée pour faire partie de son équipe de « story-boarders » sur Tout en haut du monde. Comme il lui manquait une personne, je lui ai suggéré de contacter Liane-Cho. Ils ont tellement connecté que Liane-Cho est devenu directeur de l’animation. Moi j’étais plutôt couteau suisse, j’ai toujours aimé être dans la fabrication : les décors, les personnages… Nous avons tout de suite formé une véritable famille avec Rémi [Chayé] – que nous avons retrouvé sur Calamity, une enfance de Martha Jane Cannary et qui a travaillé à la création des personnages d’Amélie – mais aussi Eddine Noël qui est devenu notre directeur artistique et coscénariste sur Amélie et la métaphysique des tubes.
Liane-Cho Han : Avec Mailys, nous partageons en commun cette envie de mise en scène au plus proche des personnages.
MV : Chez nous, le fond l’emporte toujours sur la forme. Nous aimons creuser nos personnages, donner à chacun un véritable background. Dans le cadre qu’il avait fixé, Rémi [Chayé] nous avait laissé une liberté incroyable pour imposer nos idées. Entre Le Petit Prince et les deux films avec lui, nous avons eu la chance de pouvoir apprendre énormément.

Comment naît chez vous l’idée de porter à l’écran le roman Métaphysique des tubes ?
LCH : J’ai aujourd’hui 41 ans. Mais c’est un livre que j’ai découvert à 19 ans. À cette époque, je n’étais pas du tout un féru de littérature. J’étais plus porté sur les mangas, l’animation japonaise, les jeux vidéo… Mais j’ai été totalement bouleversé par cette petite Amélie qui se prend pour Dieu. Il y a tout de suite eu chez moi le fantasme – alors impossible – d’adapter ce roman… Et puis le temps est passé. J’ai eu un enfant, Mailys en a trois. Nous avons pu nous rendre compte qu’il n’y a pas qu’Amélie qui se prend pour Dieu. Tous les enfants le font ! (Rires.) Amélie Nothomb raconte avec une telle singularité cette transition de la petite enfance à l’enfance. Ce moment où le tout-petit découvre peu à peu qu’il n’est pas le centre du monde comme il le croyait et en fait le deuil pour quelque chose de mieux : l’ouverture au monde, l’ouverture aux autres.
MV : Nous étions en train de travailler sur Calamity quand Liane-Cho m’en a parlé pour la première fois, il y a sept ans.
LCH : J’ai acheté le livre à Mailys.
MV : Et j’ai tout de suite trouvé que ce récit me correspondait. Car au-delà de la petite enfance, il traite de sujets extrêmement profonds, de questions philosophiques, qui sont à la portée des adultes comme des plus jeunes.
LCH : Nous avons quasiment démarré dans la foulée…
MV : Parce que nous avions cette « famille » autour de nous, ceux avec qui nous avions déjà travaillé et que nous avons tout de suite embarqués dans l’aventure. Nous connaissions aussi la productrice Nidia Santiago d’Ikki Films et sa ligne éditoriale portée sur le cinéma d’auteur. Elle a tout de suite été partante. C’est une histoire hors du commun… et un défi d’écriture immense ! Beaucoup nous ont assuré que ce livre était inadaptable ! Nous en avions d’ailleurs pleinement conscience.
LCH : C’est la raison pour laquelle la phase d’écriture a été très longue. Jusqu’à ce que Mailys reprenne les rênes de la narration à un moment crucial pour la retendre et apporter cette fulgurance que nous voyons à l’écran où le film semble se dérouler sur une seule journée alors qu’il traverse quatre saisons ! Mais la plus grande difficulté de l’écriture a été de décider à qui allait s’adresser ce film.
MV : Spontanément, nous imaginions un public plutôt adulte mais nous savions qu’en se limitant à cela, Amélie ne trouverait jamais son public. Donc nous nous sommes lancés dans un exercice d’équilibriste pour ne perdre personne, adultes comme enfants. Ce parti pris a constitué le point de départ de toute la structure narrative. Un énorme travail de plusieurs années qui a laissé peu de temps à la fabrication. Mais il était essentiel pour nous que l’écriture soit extrêmement solide pour réussir un film éminemment sensoriel, philosophique…
Et politique… Car vous évoquez aussi le traumatisme de Hiroshima et Nagasaki chez les Japonais.
LCH : Nous sous-estimons trop souvent ce que peuvent comprendre les enfants. C’est ce qui nous a guidés aussi, par exemple dans notre volonté d’une voix off accompagnant le récit avec la patte littéraire d’Amélie Nothomb, à la fois philosophique, décalée et humoristique. Car malgré les mots compliqués, nous étions persuadés que les enfants comprendraient à leur façon et ne perdraient jamais le fil.
MV : Nous avons traversé de nombreux questionnements. Est-ce que cela devait être une voix d’adulte ou d’enfant ? Une voix au présent ou au passé ? Personne n’était d’accord. Pourtant, il ne fallait pas que ce soit une voix adulte, sous peine d’écraser la présence d’Amélie enfant. Cette voix de conteuse est donc celle de la petite Amélie de la fin du film qui nous raconte l’histoire comme un petit conte philosophique. Et c’est à partir de cette voix off que nous avons vraiment restructuré le récit.
De quelle manière précisément ?
MV : Le livre d’Amélie Nothomb est composé d’énormément de thématiques. Nous avons choisi de nous concentrer sur la relation entre Amélie et sa nounou Nishio-san mais aussi sur le rapport au deuil. Ce fut comme un grand jeu de Tetris, nous avons dû sacrifier des éléments auxquels nous tenions beaucoup dont des scènes autour du père. Nous avons restructuré le récit en 3 actes et en 50 séquences (dont le générique) pensées chacune comme un petit film avec un événement symbolique et une musique thématisée avec des instruments propres. Et ce jusqu’au montage. Il fallait arriver à dilater le temps, dans chacun de ces petits espaces.
Quelles ont été vos références pour créer l’univers visuel du film où nous avons l’impression de passer de tableau impressionniste en tableau impressionniste au fil des scènes ?
MV : Nous avons grandi avec l’animation japonaise. Elle fait partie de notre ADN. Mais quand nous créons quelque chose, nous repartons de zéro. Nous avons donc voulu nous en libérer. C’est pourquoi nous avons commencé par nous documenter énormément sur la culture japonaise – que nous ne connaissions au fond qu’à travers le cinéma d’animation – pour ne pas la trahir. Cette recherche a été centrale pour tous les éléments retrouvés dans le film, jusqu’au moindre arbuste, au moindre meuble…
LCH : Comme nous allions traiter de la petite enfance, nous voulions aussi à tout prix garder une certaine chaleur à l’écran. Avec des couleurs acidulées, pastel, et ce graphisme sans traits de contour pour ne pas enfermer les personnages.
MV : Nous avons voulu être dans une forme de réalisme sensoriel. Comme une image réelle traitée avec des aplats impressionnistes et un travail de couleurs explosif qui symbolise l’euphorie extrême d’Amélie car le film se vit à travers sa perception des choses.
LCH : Nous accompagnons l’évolution émotionnelle d’Amélie à travers les couleurs. Avec cette idée d’une texture très « pastellisée » pour apporter encore plus de douceur.
MV : Il y a aussi cette idée de couleurs propres à chaque personnage. Ainsi, Nishio-san qui est le soleil d’Amélie, est entourée d’une couleur jaune. Kashima-san, la propriétaire de la maison où habite la famille, de violet, symbolisant l’enfermement, la mélancolie, la tristesse… Des couleurs qui se mélangent, voire s’inversent quand Amélie perd des repères. Ce qui permet de le ressentir physiquement.
LCH : Le tout porté par la merveilleuse composition musicale de Mari Fukuhara.
Comment avez-vous travaillé avec elle ?
MV : Nous cherchions une compositrice japonaise dont les musiques allaient devenir l’empreinte japonaise du film.
LCH : Nous avions évidemment le travail de Joe Hisaishi en tête…
MV : Mais aussi Kenji Kawai qui a composé la musique de Ghost in the Shell… Nous avons commencé à travailler avec Mari [Fukuhara] sur le pilote qui allait nous permettre de présenter le film quand nous cherchions des financements. Elle y a posé les premières pierres de l’identité musicale d’Amélie. À partir de là, la question s’est posée de continuer avec elle car, résidant au Japon, nous ne savions pas comment nous allions pouvoir dialoguer, alors que les délais étaient très serrés pour la fabrication du film.
LCH : Aujourd’hui encore, nous ne l’avons jamais vue « en vrai » !
MV : Avec notre monteur Ludovic Versace, nous avons commencé à travailler avec des musiques témoin et nous avons verrouillé l’animatic sur ces musiques-là. L’exercice était donc horriblement périlleux pour Mari. Elle n’avait absolument aucune marge et devait se baser sur la rythmique à l’image des musiques témoins sans pouvoir dépasser d’une seconde ! Elle a accepté tous les défis, y compris l’interprétation de Ravel au piano, la multiplication des types d’instruments, du synthétique aux instruments traditionnels et même la direction d’un orchestre ! Elle a réussi à s’emparer de cette matière, à la transformer en quelque chose qui lui est propre tout en respectant la grammaire du film. Ce qu’elle a fait est vraiment impressionnant.

Amélie Nothomb est-elle intervenue dans la fabrication du film ?
MV : À aucun moment. Elle nous a tout de suite expliqué que ses livres étaient comme ses enfants, et qu’elle voyait l’adaptation de ses livres comme ses petits-enfants. Elle n’avait donc aucune envie d’entrer en conflit avec l’éducation de leurs parents ! (Rires.) Ce fut du pain béni pour nous. Elle nous a laissés entièrement libres de nous emparer de ce récit pourtant si personnel et n’a souhaité voir aucune étape de la fabrication. Elle voulait découvrir le film terminé. Cette projection fut un moment très fort pour nous. Quand la lumière s’est rallumée, elle nous a dit que nous avions ressuscité son père et qu’elle avait l’impression d’avoir replongé dans sa petite enfance. Son émotion nous a bouleversés. Elle a immédiatement compris et assimilé les choix parfois douloureux que nous avons dû faire.
AMÉLIE ET LA MÉTAPHYSIQUE DES TUBES

Réalisation : Mailys Vallade et Liane-Cho Han
Scénario : Mailys Vallade, Liane-Cho Han, Eddine Noël, Aude Py d’après l’œuvre d’Amélie Nothomb et les personnages créés par Marion Roussel
Production : Ikki Films, Maybe Movies
Distribution : Haut et Court
Ventes internationales : Goodfellas Animation, Gebeka
Sortie le 25 juin 2025
Soutiens sélectifs du CNC : Aide aux techniques d'animation (ATA), Aide au développement d'oeuvres cinématographiques de longue durée, Avance sur recettes avant réalisation, Aide sélective à la distribution (aide au programme 2025), Aide au programme (AP)