Éric Gautier, voyages en lumière

Éric Gautier, voyages en lumière

16 juin 2023
Cinéma
« Stars at Noon » de Claire Denis.
« Stars at Noon » de Claire Denis. Ad Vitam

Le chef opérateur a éclairé des films d’Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Alain Resnais mais aussi Sean Penn, Hirokazu Kore-eda ou Jia Zhangke. Avec Stars at Noon, il signe sa deuxième collaboration avec Claire Denis. Portrait.


Éric Gautier aime à rappeler qu’avant le cinéma, sa grande passion était le jazz qu’il pratiquait dans sa jeunesse en tant que pianiste. Il use donc volontiers aujourd’hui d’une terminologie propre à ce passé musical pour évoquer son métier de chef opérateur. Les notions d’« improvisation » ou de « feeling », reviennent fréquemment et dictent une ligne de conduite. Éric Gautier éclaire le cinéma français et international depuis près de quarante ans. Compagnon de route d’Arnaud Desplechin, Olivier Assayas, Patrice Chéreau, Alain Resnais, Amos Gitaï et depuis peu, Claire Denis, il a aussi travaillé avec Sean Penn, Ang Lee, Hirokazu Kore-eda ou encore Jia Zhangke. Une filmographie vertigineuse qui n’installe pourtant aucune certitude : « J’essaie de repartir de zéro à chaque fois. C’est pour cela que j’aime m’engager sur des films très différents. Cela m’oblige à m’adapter, être créatif, à inventer sans cesse… S’il faut définir au préalable un cadre de travail, rien ne doit être figé pour explorer des choses au moment de leur fabrication… » Tout juste concède-t-il : « L’expérience m’aide à rebondir très vite en cas de doute... »

Stars at Noon est sa deuxième collaboration avec Claire Denis. Grand Prix du Festival de Cannes en 2022, ce thriller tourné au Panama avec Margaret Qualley et Joe Alwyn, s’inspire d’un roman de l’Américain Denis Johnson. On comprend aisément ce qui a pu rapprocher cet aventurier de la lumière d’une cinéaste qui ne cesse de remettre en jeu ses certitudes d’autrice. « Les films de Claire Denis sont très sensuels. La sensualité des corps, bien sûr, mais aussi des paysages… Sur le tournage au Panama, il m’arrivait de me prendre pour Sergio Leone avec du Cinémascope anamorphique. Stars at Noon a été plus facile à faire que le précédent, Avec amour et acharnement, huis clos dans un appartement parisien autour d’un couple en crise. »

Au plus près des corps

Cette sensualité implique, on s’en doute, de se tenir le plus souvent au plus près des corps et des choses pour en restituer la fièvre qui les anime : « J’ai besoin de cadrer, de tenir la caméra pour comprendre la lumière. Je suis partie prenante de l’écriture du film. Pas au moment du scénario, mais sur le tournage. J’essaie de rendre l’ensemble vivant, de créer un lien visuel entre des choses parfois disparates. Sur Stars at Noon, je me focalisais principalement sur la peau des interprètes, la moiteur qui s’en dégageait… »

 

Le chef opérateur de 62 ans admet avoir ressenti une certaine pression lorsque Claire Denis est venue le chercher pour succéder à sa complice de toujours, Agnès Godard. De la fierté aussi, tant la continuité induite dans ce passage de témoin atteste de la confiance que la cinéaste lui porte. Le duo planche déjà sur la préparation de leur troisième collaboration. Éric Gautier définit son métier ainsi : « Je suis à la fois un chef de chantier, un technicien et un artiste. » Comprendre qu’il doit perpétuellement trouver un équilibre entre les contraintes inhérentes à l’organisation d’un tournage, la gestion d’une équipe et les problématiques propres à la fabrication d’une image. Et là encore, l’intéressé revendique les aléas du réel aux dépens d’une technicité omnisciente : « J’aime être dépendant de la lumière du jour, composer avec elle, même quand je filme des intérieurs. D’un coup le soleil peut surgir, puis des trombes d’eau… Je dois me débrouiller. »

Transmission

C’est à la fin des années 1980 qu’Éric Gautier a laissé de côté l’orgue Hammond et les concerts. Le jeune homme avait soif d’ailleurs. « Le cinéma permettait le voyage. Et pour cela, pas besoin de partir loin. Même dans une chambre de bonne l’évasion est possible. C’est un art complet, il est question d’architecture, de psychanalyse, de littérature, de musique… Je retrouvais d’ailleurs cette même idée du groupe, du collectif… »

Il se lance dans des études de cinéma et intègre la prestigieuse école nationale Louis Lumière dont il sort diplômé en 1982. Il a 21 ans. Parrainé par le chef opérateur Bruno Nuytten, il se retrouve aussitôt stagiaire à ses côtés sur le tournage de La vie est un roman d’Alain Resnais. Le même Alain Resnais avec qui il va travailler, aux avant-postes cette fois, à partir de 2008 et Les Herbes folles. De Bruno Nuytten, il garde en mémoire sa générosité dans l’apprentissage. « Il prenait le temps de m’expliquer les secrets de son travail, de me donner des conseils. Cette transmission est très importante. J’essaie de la reproduire aujourd’hui. » Bruno Nuytten passera à la mise en scène en 1988 avec Camille Claudel. Lorsqu’il découvre le moyen métrage du jeune Arnaud Desplechin, La Vie des morts trois ans plus tard, séduit par la lumière du film, il recontacte son ancien stagiaire pour lui confier la direction de la photographie de son deuxième long métrage, Albert souffre (1992).

Dès lors, Éric Gautier accompagne la nouvelle génération du cinéma d’auteur français : Arnaud Desplechin donc, mais aussi Patricia Mazuy, Leos Carax, Marion Vernoux ou Olivier Assayas… « Ces choix dessinent une exigence liée à ma cinéphilie qui s’est construite peu à peu. Ces cinéastes appartenaient à une même génération, ce qui n’empêchait pas des approches différentes. » Et de fait, la majorité des cinéastes avancent avec une vision tranchée de leur art. « Prenez Ang Lee [Éric Gautier a éclairé son Hôtel Woodstock en 2007], il ne veut pas entendre parler de caméra à l’épaule. Pour lui, les heurts qu’elle provoque immanquablement à l’image rendent la mise en scène visible. Olivier Assayas pense, en revanche, que ce sont les travellings et leur rigueur supposée qui trahissent des intentions. Ils ont bien sûr tous les deux raison ! »

Grand écart

On aura compris que ce grand écart perpétuel stimule son travail, l’enrichit, et permet cette possibilité de « voyages » qui a déterminé son entrée en cinéma. « Cœurs d’Alain Resnais a été intégralement tourné en studio. L’univers du film était volontairement théâtral avec de la fausse neige qui tombait sur le plateau. Trois jours après la fin du tournage, je partais à San Francisco retrouver Sean Penn pour le tournage d’Into the Wild, film en extérieurs et en Cinémascope, avec des ralentis, des plans en hélicoptère… » Éric Gautier assure que l’universalité du langage cinématographique tient justement dans sa grande diversité faite de déclinaisons et de variations. Il évoque son travail avec Hirokazu Kore-eda sur La Vérité, en 2019. Ne parlant ni anglais ni français, le Japonais annotait le scénario de petits dessins, que le chef opérateur devait interpréter : « Je comprenais ainsi que ce qui allait l’intéresser dans la séquence, ça ne serait pas les dialogues mais le visage de Catherine Deneuve. » Le musicien de jazz qu’il fut comme le chef opérateur qu’il est, continue de traduire et de matérialiser une inspiration. Une inspiration qui échappe bien souvent à toute définition. On dit aussi, mettre en lumière.

Stars at Noon

Réalisé par Claire Denis
Écrit par Claire Denis, Andrew Litvack et Léa Mysius, d’après Des étoiles à midi de Denis Johnson
Directeur de la photographie : Éric Gautier
Musique : Tindersticks
Production : Curiosa Film, en coproduction avec Hypatia Films et Barnstormer, en association avec Canal +, Ciné + et Arte France
En salles le 15 juin 2023

Soutien du CNC : Aide à l'édition vidéo (aide au programme éditorial), Aide sélective à la distribution (aide au programme 2023)