Francesca Bozzano : « Viva la muerte conserve sa dimension subversive plus de cinquante ans après sa sortie »

Francesca Bozzano : « Viva la muerte conserve sa dimension subversive plus de cinquante ans après sa sortie »

15 juin 2022
Cinéma
Viva la muerte
Fando (Mahdi Chaouch) et sa mère (Núria Espert) alors que celle-ci vient de dénoncer son mari antifasciste à la police franquiste Coll. La Cinémathèque de Toulouse

Première restauration en interne d’un long métrage par la Cinémathèque de Toulouse, Viva la muerte du cinéaste espagnol Fernando Arrabal a été présenté à Cannes Classics plus de cinquante ans après avoir fait l’ouverture de la Semaine de la Critique en 1971. Rencontre avec Francesca Bozzano, directrice des collections de l’institution toulousaine.


Pourquoi avoir choisi de restaurer Viva la muerte ?

Nous avions déjà fait nos preuves sur des courts métrages, la plupart en noir et blanc. Ils ne posaient pas de problèmes juridiques ni techniques et nécessitaient moins de travail. Plusieurs raisons nous ont conduites à restaurer Viva la muerte de Fernando Arrabal. D’abord, une sollicitation de Mohamed Challouf, réalisateur, producteur et programmateur tunisien. Il nous a contactés via l’association Ciné-Sud Patrimoine dont le rôle est de valoriser et préserver le patrimoine audiovisuel tunisien, et plus généralement arabe et africain, à l'échelle nationale et internationale. Viva la muerte a été tourné en Tunisie en raison de l’interdiction de séjour de Fernando Arrabal dans l’Espagne du régime franquiste. Ciné-Sud Patrimoine cherchait donc une solution pour restaurer le film à un moindre coût.

La seule copie du film projetable, un tirage 35 mm, était abimée par le temps et présentait un étalonnage calamiteux, très éloigné de la volonté initiale de l’auteur. L’unique possibilité de voir Viva la muerte en bonne qualité était un DVD édité aux États-Unis, pour la modique somme de 80 euros (rires). Ce n’est plus le cas grâce à notre travail. Nous avons déployé toutes les ressources techniques disponibles pour mener ce projet à bien. Le film est numérisé et restauré en 4K (Ndlr : format d’image numérique d’ultra haute définition (UHD) en Europe). La seule chose qui manque est le retour sur pellicule.

D’un point de vue commercial, ce film est difficile. Il n’aurait pas trouvé preneur chez les grands distributeurs. Peu d’investisseurs auraient été prêts à avancer de grosses sommes pour une diffusion à grande échelle. C’est la mission d’une cinémathèque de prendre en charge la restauration de ce type d’œuvre, peu rentable, mais à la valeur artistique et historique indéniable.  

Viva la muerte est un témoignage historique de l’Espagne, sous le franquisme, par un artiste interdit de séjour dans son pays de naissance, en raison de son engagement politique

Y a-t-il des raisons propres à la Cinémathèque de Toulouse et à son histoire ?

Bien sûr, plusieurs éléments nous lient avec l’œuvre de Fernando Arrabal. Déjà, un goût prononcé pour le cinéma des « marges » que la Cinémathèque de Toulouse a toujours privilégié. Une appétence pour le surréalisme, aussi, qui trouve ses racines chez Raymond Borde, cofondateur de notre Cinémathèque, proche du mouvement d’André Breton et grand amateur des films de Luis Buñuel. Aussi, depuis toujours, nous défendons le cinéma militant. La vision sans concession du fascisme proposée par Fernando Arrabal était faite pour nous plaire. Il s’agit, en somme, d’un témoignage historique de l’Espagne sous le franquisme par un artiste interdit de séjour dans son pays de naissance en raison de ses idées politiques. Ce film est aussi une démonstration de la vitalité créative des années 1970. Il illustre ce qu’on pouvait se permettre à l’époque en matière de représentation et de création.

Justement, le film a connu une exploitation tumultueuse…

En 1971, le film a été interdit de sortie durant trois mois par la commission de contrôle. Son aura sulfureuse lui a tout de même un peu servi. Lors de sa première projection à la Semaine de la Critique à Cannes, Viva la muerte a rencontré un beau succès, au point qu’une deuxième projection a dû être organisé dans une autre salle de la ville. Le public faisait la queue pour le voir, certainement animé par la curiosité de découvrir une œuvre qui aurait dû être interdite. Pour l’anecdote, John Lennon et Yoko Ono faisaient partie des spectateurs. Ils ont adoré le film.

Les raisons du choc provoqué par le film, en 1971, sont probablement très différentes de ce qui scandalise ou touche le public aujourd’hui. De nos jours, sa dimension érotique et incestueuse peut moins outrer que la séquence d’égorgement d’un bœuf, par exemple. En tout cas, Viva la muerte reste un film qui met à l’épreuve le spectateur, tout autant que Salò ou les 120 journées de Sodome (1975) de Pier Paolo Pasolini.

Il a disparu progressivement des écrans pour de nombreux motifs. Le principal tient sûrement au fait que le film n’est pas très simple ni commercial. En tout cas, plus de cinquante ans après sa sortie, Viva la muerte conserve sa dimension subversive. Lors de la première projection de l’œuvre restaurée à Cannes Classics, certains spectateurs n’ont pas résisté jusqu’au bout et ont quitté la salle. Heureusement, la majorité du public est restée et la fin de séance a été saluée par un tonnerre d’applaudissements.

Victor Jouanneau et Francesca Bozzano au contrôle du scanner
L’équipe de la Cinémathèque de Toulouse au contrôle du scanner Franck Alix

Combien de personnes ont travaillé sur cette restauration ?

Essentiellement deux personnes. J’ai assuré les recherches ainsi que les démarches nécessaires à la réunion des différents éléments encore existants du film, notamment ses copies. Victor Jouanneau, chargé de numérisation et de restauration à la Cinémathèque de Toulouse, a travaillé sur la partie technique de la restauration de l’image seul durant presque deux ans. Bien sûr, pas tous les jours et pas à 100% de son temps, je vous rassure (rires). Le projet de restauration s’est étalé sur deux ans de manière discontinue. Il a fallu importer les éléments, les analyser, les comparer…. Durant ce processus, nous avons réalisé qu’il y avait différentes versions du film. Par exemple, dans une copie, les dessins de Roland Topor ouvrent le film, tandis que dans une autre, ils servent de clôture. Nous avons dû contacter Fernando Arrabal pour connaître la variante la plus fidèle à sa vision. C’était la seconde.

Après cette première étape de reconstitution, Victor Jouanneau s’est occupé de la restauration numérique avec le logiciel DIAMANT, mais aussi de l’étalonnage sur DaVinci Resolve. Nous avons commencé par réaliser des étalonnages-tests sur des échantillons du film. Nous les projetions devant l’équipe de la Cinémathèque jusqu’à l’obtention d’une proposition à soumettre à Fernando Arrabal. Nous sommes ainsi parvenus progressivement à l’étalonnage final.

Justement, à quel point Fernando Arrabal a-t-il été impliqué dans la restauration de son film ?

Plusieurs décisions ont été prises en discutant avec lui. Viva la muerte est une coproduction franco-tunisienne, certains interprètes y parlent espagnol, d’autres français. La langue du film posait donc question. Fernando Arrabal a opté pour le doublage français.  

Les scènes oniriques, de fantasmes, aux couleurs très saturées, pour lesquelles le cinéaste ne voulait surtout pas d’embellissement, ont aussi été un sujet de discussion. Ces séquences n’ont pas été enregistrées sur pellicule, comme le reste du film, mais en vidéo kinescopée. Ce procédé consiste à « transférer » une image vidéo sur une pellicule de film. Il s’agit d’un choix artistique fort et certaines scènes, les plus dérangeantes en général, sont conservées uniquement en vidéo copiée sur pellicule.

Nous étions face à un dilemme : tout nettoyer et homogénéiser ? Ou adopter une approche philologique et reproduire fidèlement l’expérience des spectateurs de l’époque ? 
Exemple de séquence onirique tournée en vidéo
Exemple de séquence onirique tournée en vidéo Coll. La Cinémathèque de Toulouse

Ces séquences ont-elles posé des défis particuliers lors de la restauration ?

Les images présentaient des défauts typiques de l’image vidéo comme des saccades et des décrochages entre l’image et le son, par exemple. Évidemment, nous avons conservé ces impuretés. Néanmoins, il a été difficile de préserver cette matière vidéo tout en se débarrassant des défauts liés au vieillissement de la pellicule.

D’autres séquences, filmées sur pellicule, ont aussi posé des problèmes. Ainsi, lors du nettoyage d’une scène où l’enfant court, il fallait être précautionneux et ne pas effacer des éléments – par exemple, ses pieds – avec le filtre anti-poussières et anti-rayures. C’est d’autant plus compliqué en raison des mouvements très rapides de l’image. Il faut redoubler de vigilance, ce qui décuple le temps de travail.

Je pense aussi à une scène pour laquelle nous avons dû prendre une décision dépassant le champ technique. Il s’agit d’une opération où on voit, en gros plan, un scalpel faire une incision. Ce n’est pas un plan tourné par Fernando Arrabal mais un « stock-shot », un extrait d’un film chirurgical réalisé par un hôpital. Or, le plan récupéré et inséré dans Viva la muerte dénote du reste de la séquence avec un grain différent, une saleté importante, de multiples rayures...  Évidemment, il ne peut pas être de la même qualité que le négatif du film, encore moins que celle de notre version restaurée. Mais là, le contraste était énorme. Nous étions face à un dilemme : tout nettoyer et homogénéiser ? Ou adopter une approche philologique et reproduire fidèlement l’expérience des spectateurs de l’époque ?

Quelle solution avez-vous finalement adoptée ?

Nous avons tenté de ménager la chèvre et le chou (rires) en essayant de rendre ces images plus fluides pour le confort de l'œil du spectateur, mais sans être trop interventionnistes.

Comment s’est passée la restauration sonore du film ?

La restauration du son a été confiée à L.E.Diapason et supervisée par Léon Rousseau (Ndlr : également chargé de la restauration son de La Maman et la putain entre autres). Nous sommes partis d’une unique copie de la version française du film, une pellicule « négatif » son. Si notre scanner est capable de numériser un négatif son, nous l’avons simplement utilisé pour servir de repère lors de la restauration de l’image. Pour un meilleur rendu sonore, il vaut mieux employer un scanner spécifique qui n’existe pas à la Cinémathèque de Toulouse. C’est pourquoi nous avons délégué cette partie de l’ouvrage à L.E.Diapason afin d’assurer un résultat à la hauteur de la restauration de l’image. Il y avait notamment du souffle sur l’enregistrement et quelques autres soucis. Léon Rousseau a effectué un travail admirable. Le son lors de la projection à Cannes Classics était très bon.

L’oppression du régime franquiste commence dès l’école
L’oppression du régime franquiste commence dès l’école Coll. La Cinémathèque de Toulouse

 

Durant cette restauration, avez-vous découvert des éléments du film « invisibles » dans les copies plus anciennes ?

Non, pas vraiment. En revanche, Mohamed Challouf de Ciné-Sud Patrimoine, qui nous a mis sur la trace du film, a repéré un making-of inédit, filmé durant le tournage, intitulé Sur les traces de Baal (Ndlr : le film est adapté du roman de Fernando Arrabal, Baal Babylone, 1959).

Ce fut l’occasion de découvrir les coulisses de ces images oniriques aux couleurs hyper-saturées. Grâce à ce making of, on les découvre sous un nouveau jour avec une colorimétrie naturelle. On assiste aussi au travail de direction d’acteurs de Fernando Arrabal. Nous travaillons, à présent, à le restaurer à partir d’une copie conservée par la Cinémathèque française, afin de l’intégrer au bonus d’une édition DVD future.

Au contact de Fernando Arrabal et de Mohamed Challouf, nous avons aussi appris plusieurs anecdotes de tournage. Par exemple, le cinéaste n’a pas du tout cherché à gommer la reconstitution de l’Espagne en Tunisie, dans la ville côtière d’Hergla. Plus que cela même, il a adapté sa mise en scène aux us et coutumes du pays à l’image de la scène de saignée, improvisée sur place avec des habitants du coin, chez un barbier tunisien. On peut aussi noter des éléments de décors issus de l’artisanat local omniprésents dans Viva la muerte. Arrabal n’a pas du tout souhaité les masquer, ni les effacer, bien au contraire.

Viva la muerte (1971)

Réalisation : Fernando Arrabal
Scénario : Claudine Lagrive et Fernando Arrabal, d'après son livre Baal Babylone (éditions Julliard, 1959)
Photographie : Jean-Marc Ripert
Son : Pierre-Louis Calvet
Musique : Jean-Yves Bosseur
Montage : Laurence Leininger
Production : Isabelle Films (France), SATPEC (Tunisie)
Distribution France : Accatone
Avec : Mahdi Chaouch, Núria Espert, Anouk Ferjac, Ivan Henryques, Mohamed Bellasoued…

Soutien du CNC : Viva la muerte de Fernando Arrabal a bénéficié de l’Avance sur recettes.