L’ Adieu à Godard

L’ Adieu à Godard

13 septembre 2022
Cinéma
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Jean-Luc Godard
Jean-Luc Godard Capture d’écran de « Il était une fois, Le Mépris », documentaire d’Antoine de Gaudemar (éditions du Montparnasse)

L’auteur d’À bout de souffle, du Mépris, de Pierrot le fou, et plus récemment de Film socialisme ou de L’Adieu au langage, est mort à l’âge de 91 ans. Cet aventurier iconoclaste et solitaire d’un 7e art qu’il a sans cesse remis en jeu et en cause est resté une figure totémique de la cinéphilie mondiale. Hommage. 


Godard n’est plus là, même si son invisibilité faisait partie du jeu. Il avait l’art de la dissimulation, de l’esquive, du contre-pied, voire de l’effacement. Face aux objectifs, les épaisses volutes de son cigare pouvaient éventuellement servir de rempart. Présence, absence. Tout le temps. Avec lui, rien n’était acquis d’avance. Il faut pourtant admettre la chose : JLG est décédé à 91 ans. Plus besoin d’aller le chercher à Rolle ou ailleurs, pour se faire planter comme Agnès Varda les larmes aux yeux dans le documentaire Visages Villages (2016) ou les festivaliers cannois en 2014 car, dixit l’intéressé, « je ne fais plus partie de la distribution (…) en fait, je suis d’autres pistes ». Ses apparitions promos données ses dernières années dans divers médias (Les Inrockuptibles, Mediapart, en visioconférence…) avaient encore le goût d’un prestige inégalable, celui d’un oracle distillant des saillies pour mieux comprendre le présent. La rhétorique godardienne – on le sait – frisait volontairement l’autoparodie même si le « moineau chamailleur » (son surnom lors de ses années aux Éclaireurs de France) s’était dernièrement quelque peu assagi. Qu’importe, sa parole a toujours été prise très au sérieux, preuve, si besoin en était, de la place qu’il occupait. Cette place va forcément manquer. Qui, à part peut-être un David Lynch dans un style certes plus mystique, peut désormais tenir ce flambeau dans la nuit de nos temps suragités ? Il faudra apprendre à vivre sans Godard dans le paysage.

L’homme Godard, star malgré lui et plus sûrement à cause de lui, disparaît des écrans petits et grands. Le cinéaste – c’est le privilège des vrais artistes –, lui, reste parmi nous. Qui a tout vu, tout compris, tout accepté, d’une œuvre plurielle ? Peu sont ceux qui comme lui ont créé un territoire aussi vaste et tortueux, sans carte ni boussole pour orienter l’aventurier. En 1966, à la sortie de Made in USA alors que le cinéma de Godard prenait de plus en plus le large avec celui de ses contemporains, Gilles Jacob, encore critique, écrivait : « J’aime qu’un film de Godard soit une vision partiale, partielle, passionnée, hésitante et, disons-le, souvent confuse, qui ressemble à son seul créateur. L’art de Godard se réclame d’une floraison mystérieuse de l’imagination, d’un jaillissement immédiat de la conscience, d’un film qui EST là, par opposition à un film qui est FAIT. »

Un pouvoir infini

On tient là l’une des clefs. Un film « est », c’est-à-dire qu’il vit, respire, a encore le loisir de se transformer, contrairement aux films qui se donnent comme « finis ». Les derniers longs métrages, Film socialisme (2010), Adieu au langage (2014) jusqu’au Livre d’image (2018) étaient des jets de peinture sur du numérique, des collages en plusieurs dimensions, où le son et l’image démontraient que leur pouvoir était loin d’être fatigué. Des choses restaient, et donc restent à faire. Beaux signaux envoyés aux générations futures. La mort de Godard n’entraîne pas celle du cinéma, encore moins celle de son cinéma. Et puisque ses films « sont », à chacun de reprendre l’ouvrage là où il s’est arrêté. Plus que tout autre, Godard savait que le pouvoir du cinéma est à la fois infini mais se heurte au mur des incompréhensions. Il en aura, lui-même, fait les frais, ça en devenait presque mécanique, voire risible. Il n’a bien sûr pas été le seul.

Dans ses Histoire(s) du cinéma (1988), de sa voix grave, il répétait tel un mantra cet impossible dilemme : « … Parce que de Siegfried à M le maudit, du Dictateur à Lubitsch, les films avaient été faits, n’est-ce pas ?  … 40, 41… Même rayé à mort, un simple rectangle de 35 mm sauve l’honneur de tout le réel… 41, 42… Et si les pauvres images frappent encore sans colère et sans haine comme le boucher… C’est que le cinéma est là, le muet avec son humble et formidable puissance de transfiguration… 42, 43, 44… Ce qui plonge dans la nuit est le retentissement de ce que submerge le silence. Ce que submerge le silence prolonge dans la lumière ce qui plonge dans la nuit… »


Pour autant, on le sait, ni Lubitsch, Lang ou Chaplin n’ont pu contrer le désastre… Le cinéma sauve peut-être l’honneur mais n’empêche pas le monde de se voiler la face. Godard mettait tout à nu, encore fallait-il pouvoir l’écouter, l’entendre et le comprendre. Son œuvre – bien que le mot ne lui plût pas beaucoup – est là devant nous. Le temps joue pour elle. Godard, c’est de la trempe des Michel-Ange, Picasso, Beethoven, Stendhal, Bach ou Villon. Vaste étendue. « Le cinéma n’est pas à l’abri du temps, il est l’abri du temps », entend-on dans Moments choisis des histoire(s) du cinéma (2001).

Un amour suffisant

Godard est né en 1930. La guerre est donc passée au-devant de lui. Le cinéma est arrivé après. Après que les cendres se furent enfin éteintes, après que les Italiens (Rossellini, Visconti…) eurent filmé les ruines des villes ouvertes... On ne refera pas ici l’histoire, celle qui se confond avec celles de Claude Chabrol, François Truffaut, Jacques Rivette, Éric Rohmer…?; ceux qui ont aiguisé leurs plumes dans les colonnes desCahiers du Cinémadans les années 1950 pour dire ce qu’il fallait – et surtout comment – voir?; ceux qui ont placé avant tout le monde Hitchcock, Hawks, Lang ou Renoir tout en haut?; ceux encore qui ont commencé à tourner des films passant du discours aux actes et créant cette Nouvelle Vague dont À bout de souffle (1960), reste l’un des indéboulonnables totems.
Ses parents, enfants de bonnes familles, les Godard et les Monod, deux lignées de la bourgeoisie protestante et lettrée – l’un des aïeuls, proche de Paul Valéry collectionnait les manuscrits du poète –, semblent lui avoir donné un amour, certes pudique, mais suffisant. « J’ai été éduqué dans une famille qui avait une propriété. J’ai eu une enfance extrêmement heureuse, choyée, riche où le hasard était de la partie, où il y avait encore des riches et des pauvres… Sans penser à mal. Et là, j’étais du côté des riches… Aujourd’hui, j’ai besoin de gagner de l’argent pour faire des films, mais pas pour moi, pas pour vivre… », confiait-il en 1990 à son ami Christian Defaye, journaliste à la télévision suisse.

La Suisse justement, l’autre patrie des Godard. Le grand-père paternel avait, en effet, quitté la France en 1916 pour installer son monde à Vevey puis Genève, la guerre n’étant pas compatible avec ses convictions. Le jeune Jean-Luc vivra, lui, la Seconde Guerre mondiale en terre « neutre ». Loin de la mitraille. Par la suite, la Suisse restera pour le cinéaste un refuge et un abri, un moyen surtout de se tenir éloigné du centre.

Un mystère avantageux

Godard est toujours resté loin des autres. L’éternel solitaire. Au sein d’un groupe, l’homme ne pouvait s’empêcher de faire sécession. « C’est en artiste qu’il peut surmonter les échecs, écrit Antoine de Baecque dans sa biographie (Grasset), l’éclatement de la Nouvelle Vague, être plus fort en étant seul, continuer son œuvre. Tout cela, Godard ne pourra cependant le réaliser que dans la souffrance, le malheur, la polémique. C’est sans doute son destin : sa vie est dévastée dans l’intimité, son existence, un champ de bataille dans l’espace public, pour devenir œuvre d’art à l’écran. »
« Je suis un solitaire », admet Godard toujours face à Christian Defaye qui s’étonne de voir son « ami » jouer en permanence les Arlésiennes. « Il faudrait que je change mais le monde est devenu solitaire à ma place. La télévision et la presse en Europe dominent l’information, d’un bout à l’autre de la Terre on fait la même chose. On ne respecte plus les différences… »

Le cinéaste a eu cette tendance à remettre sans cesse en cause son art et donc ses amitiés. La brouille avec le compagnon des débuts, François Truffaut, tient de la tragédie grecque. En 1973, l’auteur des Quatre Cents Coups(1959) sort sa Nuit américaine, un film sur l’histoire d’un tournage, que Godard juge trop édulcoré. Dans une longue lettre, il traite son ami de « menteur ». Truffaut prend la plume à son tour et outre cette saillie célèbre où il compare son nouvel ennemi à « une merde sur un socle », il écrit : « Toi, c’est le côté Ursula Andress, quatre minutes d’apparition, le temps de déclencher les flashes, deux, trois phrases bien surprenantes et disparition, retour au mystère avantageux. »

Se tenir à l’écart pour mieux regarder le monde de biais, pour éviter aussi de se laisser dévorer et absorber par cette « qualité française » que lui et les autres avaient jadis dénoncée et qui figerait tout. « On vit dans la marge », confiait-il entre deux bouffées de cigare sur un plateau de télévision à la sortie de Nouvelle Vague en 1990. « Or, la marge c’est ce qui permet aux pages de tenir ensemble. S’il n’y avait pas de marge, on ne sait ce que l’on écrirait sur les pages, on déborderait. Grâce à la marge on peut aller un peu plus pleine page, c’est-à-dire faire reconnaître la marge. Mais avec le danger que ça vous tourne la tête et vous fasse paraître plus grand et important que vous n’êtes. C’est le film toujours qui est important, ce n’est pas la personne… »
Sur ce point-là, Godard aura en partie échoué. Avec le temps, l’homme est devenu la vitrine des films que le public n’allait plus forcément voir, comme si la figure de l’intellectuel sérieux à l’allure de clown triste suffisait. Godard, à l’instar de Gainsbourg, est devenu un personnage audiovisuel, sachant certes manier les différents médiums à son bon vouloir (cf. la conférence de presse cannoise par téléphone interposé), sans jamais être à l’abri d’en devenir un pantin. En 2017, Michel Hazanavicius osait en faire un héros de cinéma avec Le Redoutable, comédie colorée avec Louis Garrel dans le rôle-titre.

Un dé-synchronisme à l’œuvre

Si l’homme pouvait être volontiers contradictoire (Anne-Marie Miéville avait imaginé comme épitaphe pour son mari : « Au contraire... »), l’œuvre, immense, ne triche pas. Foisonnante, plurielle, elle a défait les chaînes de la reproductivité. Pas de mécanismes. Elle peut se découper en période, sans pour autant que cela dessine des frontières strictes. La plus connue est la « première vague », celle qui capture les visages de son temps (Belmondo, Bardot, Karina, Frey, Piccoli, Léaud, Wiazemsky…) met d’emblée en perspective « ce monde qui s’accorde à nos désirs » et compose les hits d’une filmographie prestigieuse faisant aujourd’hui consensus : À bout de souffle, Une femme est une femme, Vivre sa vie, Bande à part, Le Mépris, Pierrot le fou
Le Mépris (1963), est la chapelle Sixtine du 7e art, le film qui acte de la fin d’un monde, celui du cinéma « classique », dont Fritz Lang, ici dans son propre rôle, est le sublime dépositaire. Dans Pierrot le fou (1965), Ferdinand-Belmondo s’inquiète : « J’ai l’impression d’avoir des machines séparées, que ça ne tient plus ensemble : les yeux, la bouche, les oreilles… » Un dé-synchronisme est en effet à l’œuvre. Les images et les sons ne se regardent plus en chien de faïence, ils peuvent avoir leur vie propre, « parler » en même temps. Godard pense au futur, à une révolution permanente de son art.

Seul et ensemble

Mitan des années 1960, la politique est en surplomb. Les artistes se doivent de s’aligner avec le tumulte ambiant. Godard se radicalise. On appelle ça « les années Mao » (La Chinoise…). Le Godard solitaire croit à l’idée d’un ensemble (le groupe Dziga Vertov et ses films militants « sans auteur »). Le ton monte : « Cinquante ans après la révolution d’Octobre, le cinéma américain règne sur le cinéma mondial. Il n’y a pas grand-chose à ajouter à cet état de fait. Sauf qu’à notre échelon modeste nous devons nous aussi créer deux ou trois Vietnam au sein de l’immense empire Hollywood, Cinecittà, Mosfilms, Pinewood, etc. Et tant économiquement qu’esthétiquement, c’est-à-dire en luttant sur deux fronts, créer des cinémas nationaux, libres, frères, camarades et amis », annonçait, à travers lui, le programme du groupe Dziga Vertov.
En mai 1968, Godard est bien sûr à la tête des cinéastes qui sabordent le Festival de Cannes par solidarité avec les manifestants. Et ce sera bientôt la rencontre décisive avec sa future femme, Anne-Marie Miéville en 1974 et« les années vidéo ». Godard et Miéville quittent Grenoble pour Rolle. Fini le groupe, place au duo.

Larguer les amarres

Godard a depuis longtemps largué les amarres d’un cinéma accessible. Dans son laboratoire, le couple de réalisateurs interroge les pixels qui ne battent plus forcément à 24 images seconde. Dans les années 1970, les films de Godard sont comme des trains dans sa propre nuit. On peut suivre, ou pas. Le navire amiral vogue sur les flots. Une décennie plus tard, il y aura bien un retour au Dieu cinéma et ses stars qu’il faut exhiber pour briller à nouveau. Tout le monde se presse : Isabelle Huppert (Sauve qui peut [la vie], 1980, Passion, 1982), Johnny Hallyday (Détective, 1985), Alain Delon (Nouvelle Vague, 1990).

Godard, méfiant des écoles, des dogmes, prévient les jeunes interprètes qui passent devant son objectif des dangers de la mécanique « du métier ». Il écrit ainsi à Julie Delpy qu’il dirige dans Détective (1985) : « Si d’aventure maintenant tu suis des cours de théâtre, n’oublie pas que c’est toi le cours d’eau, et eux les durs rivages qui cherchent à te canaliser-banaliser. »

Quitter le réel

Il y aura aussi la géniale aventure des Histoire(s) du cinéma à la fin des années 1980. Montage-fleuve d’images empruntées et régénérées dans un flot d’intuitions géniales, d’analyses sublimes. Une prophétie parmi tant d’autres : « Voilà presque cinquante ans que, dans le noir, le peuple des salles obscures brûle de l’imaginaire pour réchauffer du réel. Maintenant celui-ci se venge et veut de vraies larmes et du vrai sang. » Le film se lit, s’écoute, se regarde, se ressent... Ensemble ou séparément. « Ne change rien, pour que tout soit différent ! », affirme Godard à l’entrée de ce temple.

À partir de ces Histoire(s),Godard s’est mué en véritable peintre. Les couleurs orangées ou bleutées de l’image sont devenues des signatures. Les divers collages – qu’ils soient sonores ou visuels – apparentent leur auteur à un pur plasticien. Le montage décide de tout. Dans les derniers films, tout semble évoluer sur un pied d’égalité : humains et animaux, océan et rivière, image fixe et mouvements en 3D, infiniment grand et infiniment petit, pur et impur, Histoire et histoire... « Souvent les gens me disent qu’ils ne comprennent pas... », constatait sans ironie le cinéaste lors d’une interview à la sortie d’Adieu au langage en 2014. C’est oublier que la peinture comme la poésie ne livrent pas forcément des grilles de lecture.

Que faire désormais de cette absence ? Pour reprendre un mot de Rilke que Godard citait ici et là : « La beauté est le commencement de la terreur que nous sommes capables de supporter. » Chaque cinéphile peut envisager ce retrait définitif du cinéaste comme un fait qu’il va lui falloir accepter pour saisir autre chose. Un nouveau début. Un éternel recommencement. « Il faut partir, ça, c’est bien... Tant mieux... », dit Godard en mai 1982 devant la caméra de Wim Wenders qui l’interroge sur l’avenir du cinéma dans la Chambre 666 de l’hôtel Martinez de Cannes. « ... Je suis devant la caméra, mais en fait, dans mon corps et dans ma tête, je suis derrière. Mon pays, c’est l’imaginaire... » Godard a définitivement quitté le réel.

Les films Pierrot le fou (1965), Deux ou trois choses que je sais d’elle (1967), Sauve qui peut (la vie) (1980), Passion (1982), Soigne ta droite (1987), Nouvelle Vague (1990), For ever Mozart (1996) et Adieu au langage (2014) ont bénéficié de l’avance sur recettes du CNC.